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  ARM Give a man a fire and he's warm for a day, but set fire to him and he's warm for the rest of his life (Terry Pratchett, Jingo)

Le fascisme commence toujours par un désir de nouveau départ, de rupture radicale

([Opinions] 2024-11-01 (De Standaard))


Je suis à bord d’un navire-cargo en mer du Nord. Ce matin, je me suis réveillé en sursaut à cinq heures et demie lorsque, au large de Vlissingen, à l’embouchure de l’Escaut occidental, les moteurs ont enfin pu tourner à plein régime. Le grondement qui s’est élevé des entrailles du bateau n’avait plus rien à voir avec le clapotis indolent qui m’avait bercé les heures précédentes. Mon portable captait encore le signal. Les sites d’information sont venus confirmer mes craintes des dernières semaines, que j’exprimais hier encore sur les réseaux sociaux. Dans ma cabine spartiate, le réveil fut – pour la deuxième fois – tout de même brutal.

La réélection de Donald Trump n’a rien d’une surprise : elle s’inscrit dans une tendance observée ces dernières années, le retour d’une culture politique vindicative, virile, autocratique, populiste et pétrie d’idées simplistes. Un garde-chiourme narcissique élevé en figure de proue. Le ressentiment comme vecteur d’ambition personnelle et de projet sociétal. La colère érigée en valeur. L’insolence en vertu. La stupidité en fierté.

Quiconque pense que le triomphe du trumpisme est uniquement dû à l’unique et étrange figure politique de cet unique et étrange pays qu’est l’Amérique se fourvoie. Ce Trump-là n’aurait pas eu l’ombre d’une chance dans les années 60 ou 70, pas même aux États-Unis. Aujourd’hui, des Trump de tous poils engrangent des victoires électorales dans nombre de démocraties modernes. En partie parce qu’ils singent son style et ses recettes, mais surtout parce que partout au cours des dernières décennies s’est formé un terreau fertile pour cette rhétorique et cette idéologie. Lorsqu’on observe la tectonique des plaques de l’histoire, ce dénouement inimaginable était en réalité tout à fait prévisible.

Aréopages de querelleurs



Même s’ils sont totalement différents, le communisme et le fascisme qui ont vu le jour en Europe au cours de l’entre-deux-guerres ont apporté une réponse à l’échec cuisant qu’a essuyé la démocratie parlementaire. Les communistes ont présenté les parlements élus comme des cénacles bourgeois de la fin du XIXe qui ne défendaient que les intérêts de la classe moyenne supérieure et de l’aristocratie, avec toute l’exploitation qui en découlait et à laquelle seule la dictature du prolétariat pouvait remédier. Les fascistes ont fait passer les parlements comme des aréopages de politiciens querelleurs et acrimonieux, se perdant en palabres évoluant à mille lieues de la force vitale et de la saine volonté du peuple. Mais en lieu et place d’une approche bottom-up , reposant sur la constitution de comités d’ouvriers et de kolkhozes de paysans, ils ont privilégié un modèle top-down , où un chef suprême était censé représenter l’incarnation du vrai peuple. Nous connaissons les conséquences.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’Occident a estimé qu’il avait fait le tour de la question et a décidé de revenir au parlementarisme de naguère, assorti toutefois d’une différence notable : le concept de libre entreprise devait être beaucoup plus restreint qu’il ne l’avait été à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. L’ère du « capitalisme démocratique » était née, ce laborieux compromis entre la volonté du peuple et la libre entreprise, entre les « masses » et les « liasses ». À intervalle régulier, le peuple fut autorisé à désigner ses représentants au suffrage universel lors d’élections libres et équitables. Les entrepreneurs, quant à eux, conservaient leur liberté d’entreprendre, à condition de se concerter régulièrement avec les délégations de leurs travailleurs. La concertation sociale était née, le capitalisme débridé mis en muselière. Les liasses devaient dorénavant tenir compte des masses. Et par l’entremise de l’impôt sur le revenu, l’État se mit à organiser la redistribution raisonnable des richesses. Les épaules les plus fortes portaient les charges les plus lourdes, les plus faibles bénéficiaient d’un coup de pouce.

Le système a bien fonctionné une trentaine d’années. Les Trente Glorieuses , la période de prospérité de l’après-guerre, qui s’étend approximativement de 1945 à 1975, ont apporté prospérité, bien-être et progrès, non seulement au sommet de la société, mais aussi et surtout à sa base. La génération de mes grands-parents a bénéficié d’opportunités que leurs parents n’avaient jamais eues : un meilleur salaire, un logement, des week-ends, des vacances, une assurance maladie, une retraite et, surtout, un avenir pour leurs enfants. Le progrès pour tous.

À relire:

[1]« Connaissez-vous quelque chose d’aussi primitif qu’un référendum? »

Touche pas à mon steak!



L’optimisme a pris fin lorsque plusieurs économistes ont fait valoir que la promesse du capitalisme démocratique – de l’avant tous ensemble ! – pouvait se produire à moindre coût si le marché prenait à sa charge une partie des missions de l’État. Pourquoi les chemins de fer, les services postaux, les compagnies de téléphone, les maisons de retraite, les hôpitaux, l’assurance maladie, les banques et les compagnies aériennes devaient-ils nécessairement être la propriété de l’État ?

La question n’a pas manqué de titiller nombre de dirigeants, poussés par la crise pétrolière de la fin des années 1970 à chercher des solutions alternatives moins coûteuses. Le néolibéralisme a alors incarné la grande promesse de coûts réduits à qualité égale, ce qui a changé fondamentalement les rapports de force : si le marché avait été sous la coupe de l’État pendant 30 ans, l’équilibre s’inversa à partir des années 1980 et 1990, les liasses prenant progressivement le dessus sur les masses. Les services publics s’effritèrent, tandis que les prix grimpaient. Et même si les liasses – la richesse créée – continuaient de croître année après année, le pouvoir d’achat des masses ne suivait pas. Résultat : des inégalités qui se creusent depuis 30 ans. Ainsi la promesse du capitalisme démocratique est-elle devenue illusion.

Le succès du trumpisme en Occident se greffe sur cette évolution historique. Depuis les années 1990, de moins en moins de citoyens profitent des bénéfices du progrès. Les attentats de 2001 et la crise bancaire de 2007 ont favorisé l’arrivée de nouveaux « ennemis » en bas et en haut de l’échelle sociale : migrants, managers, ministres. La crise de l’asile de 2015 a jeté encore plus d’huile sur le feu. De son côté, la jeunesse climatique de 2019 était visiblement trop jeune, trop riche, trop intelligente, trop féminine et trop en colère pour venir faire la leçon aux autres – touche pas à mon steak, à mon essence, à Benidorm ! Depuis 2020, tout s’est accéléré. L’accumulation fulgurante de crises majeures – pandémie, Ukraine, crise énergétique, inflation, Proche-Orient, inondations, incendies de forêt – rend tout retour à la situation de l’après-guerre inenvisageable. Et, pour un nombre croissant de personnes, tout à fait indésirable.

Consommateurs capricieux



Les enquêtes successives montrent que, partout en Occident, l’enthousiasme pour la démocratie s’étiole. Depuis 15 ans déjà, la confiance s’érode. C’est à la fois dramatique et peu surprenant : si la démocratie ne peut plus tenir sa promesse de progrès collectif, les citoyens vont chercher leur salut ailleurs. Lorsque la voix des masses doit sans cesse céder le pas au pouvoir silencieux des liasses, il ne faut guère s’étonner que de plus en plus de citoyens jettent l’éponge.

Ceux qui réduisent les citoyens à des électeurs obtiennent des consommateurs capricieux. Nos sociétés sont profondément divisées entre ceux qui se sentent encore un peu écoutés et ceux qui ont perdu tout espoir. Ceux-là attendent simplement qu’une alternative séduisante se présente. Au fur et à mesure que ce dernier groupe grandit, la démocratie se meurt à petit feu.

Une amie journaliste m’a confié la semaine dernière qu’elle commençait à verser dans le fatalisme : « Je n’arrive plus à raison garder. Si, en dépit de tout, les gens votent quand même pour un fasciste, ils auront d’une certaine façon mérité les conséquences qui en découlent ». Je crains que la réalité ne soit encore bien pire. Il semblerait que de nombreux citoyens en aient tout simplement envie. Le fascisme ne prospère pas sur l’ignorance de ses répercussions, mais du désir d’une rupture radicale, d’un nouveau départ, d’un coup de balai. De nombreux citoyens se sentent tellement floués par le système qu’ils se réjouissent de la perspective d’une alternative radicale, même si celle-ci se construit autour de mensonges et de vaines promesses, même si celle-ci émane d’un criminel patenté qui est l’incarnation même de la trahison néolibérale du capitalisme démocratique. Comme ce fut le cas en 1933.



[1] https://daardaar.be/rubriques/opinions/connaissez-quelque-chose-daussi-primitif-quun-referendum/



Depart not from the path which fate has assigned you.