News: 2023-11_Design-sans-titre-21-255x170

  ARM Give a man a fire and he's warm for a day, but set fire to him and he's warm for the rest of his life (Terry Pratchett, Jingo)

À bas LE Wallon ! Ou comment une sphère publique belge plus forte peut briser les clichés

([Opinions, Politique] 2023-11-01 (De Morgen))


« Monsieur Sinardet, qu’en pense la Flandre ? » Cette question, les médias francophones me la servent à intervalles réguliers. Les journalistes flamands, eux, me posent aussi des questions délicates, comme : « Qu’en pensent les Wallons, monsieur Sinardet ? »

En Flandre, on me considère de temps à autre comme un expert de la Wallonie, tandis que les Belges francophones me voient plutôt comme un spécialiste de la Flandre. Tel est le lot de tout commentateur qui tente, dans un paysage médiatique linguistiquement scindé, d’analyser la politique belge dans sa globalité. Du point de vue d’une personne raisonnant en Flamand ou en francophone, on devient vite expert de ce qui se passe « de l’autre côté ». Cela dit, je ne m’en plains pas, car cette position m’offre un excellent aperçu des dynamiques au nord et au sud du pays, mais aussi et surtout de la Belgique tout entière.

LE Flamand et LE Wallon



Cette anecdote personnelle a le mérite de révéler une évolution positive : ces dernières années, les services de presse se demandent de plus en plus souvent ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique. Cela n’a pas toujours été le cas, comme je le constatais à l’époque où je menais des recherches les représentations mutuelles des deux communautés dans les médias.

En effet, les médias n’accordaient que peu d’attention à l’autre moitié du pays. Tant à la télévision flamande que francophone, on m’invitait à commenter les faits et gestes des responsables politiques de la communauté qui m’invitait, même lorsque le débat traitait de conflits aussi communautaires que la scission de BHV. Par conséquent, les discussions restaient bloquées à leur point de départ, elles se limitaient aux visions des politiques d’une seule communauté et n’informaient donc qu’à moitié les téléspectateurs. Avant même l’avènement des réseaux sociaux et de leurs algorithmes, les Flamands et les francophones s’enfermaient dans une bulle de filtres communautaire.

« Nous avons acquis le réflexe d’aller voir ce qui se passait de l’autre côté de la barrière linguistique, mais le regard se base malheureusement trop souvent encore sur des généralisations qui ne font que renforcer les clichés et les stéréotypes. »

Depuis lors, nous avons acquis le réflexe d’aller voir ce qui se passait de l’autre côté de la barrière linguistique. Cependant, comme le démontre mon anecdote, le regard se base malheureusement trop souvent encore sur des généralisations qui ne font que renforcer les clichés et les stéréotypes. Des questions telles que « Que pense la Flandre ? » ou « Que pensent les Wallons ? » s’appuient en effet sur la prémisse extrêmement simpliste qui voudrait que tout ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique forme un bloc homogène.

Agacé, j’aimerais répliquer à ces questions par : « Vous auriez dû inviter LA Flandre ou LA Wallonie », mais pour être honnête, je réponds généralement que les Flamands ou les francophones sont divisés sur la question qui m’est soumise. Comme pour de nombreuses opinions publiques dans le monde au sujet de nombreuses questions sociétales ou politiques. Une réalité à laquelle les médias, sans le vouloir souvent, ne rendent pas justice.

[1]Chômage, monolinguisme, routes trouées : Alain Gerlache s’est penché sur les clichés sur la Wallonie

Pour une sphère publique belge



Cette représentation partielle et donc partiale de l’autre communauté s’explique par l’absence de médias nationaux en Belgique. Tous nos médias s’adressent exclusivement aux Flamands ou aux francophones, ce qui nuit à l’existence d’un espace public belge à part entière, où les mêmes acteurs partageraient, d’un point de vue commun, leur avis sur des thématiques nationales communes.

Si l’on s’en réfère au philosophe allemand Jürgen Habermas, c’est problématique. Pour lui, l’existence d’une sphère publique collective est une condition sine qua non à la légitimité démocratique d’États ou d’autres niveaux de pouvoir. Par exemple, le développement d’une sphère publique européenne constitue à ses yeux la seule et unique manière de répondre au déficit démocratique de l’Union européenne. Les Européens devraient pouvoir s’informer de la même manière sur toutes les visions, toutes les perspectives et tous les points de vue liés à la politique européenne. Autant dire que nous sommes encore à des années-lumière de cette utopie.

« Selon Habermas, l’existence d’une sphère publique collective est une condition sine qua non à la légitimité démocratique d’États ou d’autres niveaux de pouvoir. »

Bien entendu, il n’est pas nécessaire d’être d’accord avec Habermas. Il convient d’ailleurs de constater que sa théorie sur la sphère publique reste coincée à l’époque où elle fut développée, à savoir lorsque l’État-nation (unilingue) constituait le centre indiscutable de la prise de décision politique. Et que cela nous plaise ou non, cette époque est révolue.

[2]« Dire que Flamands et francophones ne s’entendent pas est le pire cliché qui soit »

Mais qu’est-ce que cela signifie pour la Belgique ? Notre pays dispose d’une sphère publique à tous égards plus développée que celle de l’Europe. En effet, si la politique européenne n’intéresse malheureusement que très peu les grands médias du continent, notre gouvernement fédéral, lui, suscite plus d’enthousiasme médiatique que les entités fédérées, et ce, malgré les nombreuses compétences dont ces dernières ont hérité de la sixième réforme de l’État. Peu de Belges sont en mesure de citer le nom des différents commissaires européens, mais les francophones de notre pays sont au courant des politiques menées par des ministres fédéraux comme Alexander De Croo, Frank Vandenbroucke ou Vincent Van Peteghem. Sans doute davantage que celles menées par les ministres wallons ou bruxellois. Quant aux Flamands, ils connaissent mieux Paul Magnette, Georges-Louis Bouchez, Sophie Wilmès ou Thomas Dermine que les poids lourds européens.

« Si la politique européenne n’intéresse malheureusement que très peu les grands médias du continent, notre gouvernement fédéral, lui, suscite plus d’enthousiasme médiatique que les entités fédérées. »

Cependant, notre sphère publique s’avère moins large que celles de nombreux pays unilingues. En effet, même si de bon nombre de décisions cruciales se prennent encore au niveau fédéral en Belgique, le débat politique et sociétal se joue souvent de manière séparée et différente dans chaque communauté linguistique, avec tous les clichés que cela entraîne. Nul besoin d’être un Habermas pour comprendre que d’un point de vue démocratique, cette situation soulève quelques questions.

Des questions qu’il convient de dissocier des visions politiques sur l’avenir que l’on souhaite pour l’organisation de notre État. Quand bien même nous estimerions que la Belgique devrait léguer davantage de compétences aux entités fédérées, ou même qu’elle devrait disparaître, il importe malgré tout de débattre de ce qui doit encore se décider au niveau fédéral, et de la direction que doit prendre la Belgique, et ce, de la façon la plus ouverte, la plus claire et la plus rationnelle qui soit. Pour ce faire, chaque citoyen doit avoir accès à une large palette d’informations, d’analyses et d’opinions pour pouvoir se forger une opinion bien réfléchie, sans se laisser perturber par la frontière linguistique. Aujourd’hui, nous sommes encore loin du compte.

[3][Vidéo] 60 ans après: comment est née la frontière linguistique ?

Une question de responsabilité politique



Mais bien plus que les médias, ce sont les politiques qui sont à blâmer. Combien de fois n’ai-je pas entendu des journalistes flamands se plaindre des politiques francophones qui déclinent leurs invitations ? À peu près autant de fois que j’ai entendu des journalistes francophones se lamenter des politiques flamands, aussi injoignables que récalcitrants.

Et malheureusement, certains membres de l’exécutif fédéral jugent qu’il n’est pas important de participer au débat public des deux côtés de la frontière linguistique, alors qu’ils prennent des décisions qui influencent la vie des 11 millions de Belges. Bien sûr, traverser la frontière linguistique ne rapportera que peu de voix aux prochaines élections, étant donné que la Belgique ne connaît presque aucun parti national et que, par conséquent, les politiques ne cherchent à convaincre que les électeurs de leur propre communauté linguistique. Mais pour des décideurs dotés du sens des responsabilités, cela ne devrait rien changer à l’affaire, d’autant plus que cette réticence à rencontrer l’habitant de l’autre partie du pays contribue à la prolifération des clichés et des stéréotypes.

« Les politiques sont à blâmer. Combien de fois n’ai-je pas entendu des journalistes flamands se plaindre des politiques francophones qui déclinent leurs invitations ? »

Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas la faute de Thomas Dermine. De tous les francophones du gouvernement fédéral, c’est lui qui parle le plus couramment néerlandais. Et surtout, contrairement à nombre de ses camarades de parti, il utilise régulièrement ce talent pour échanger des points de vue avec les Flamands.

[4]Qui est Bart De Wever, le président de la N-VA qui boycotte la plupart des médias francophones?

Avec son ouvrage sur les différences économiques entre le nord et le sud de notre pays, Dermine fait un pas supplémentaire, mais tellement précieux, sur la voie du dialogue intercommunautaire. En diffusant exactement le même texte au même moment dans les deux grandes langues du pays, il contribue, consciemment ou non, au renforcement de notre sphère publique belge, qui en a grandement besoin.

Ironiquement, les titres varient en fonction de la langue : d’un côté, un gentil « Wallonie-Flandre, Par-delà les clichés », et de l’autre, un provocateur « Walen werken wél! » (Oui, les Wallons travaillent !) Mais dès la première page, le texte à lire est rigoureusement le même. Ce livre en vaut la peine, car il s’agit indubitablement de l’un des ouvrages les plus étayés, les plus chiffrés et les plus structurés qu’un politique belge ait eu l’occasion de publier ces derniers temps. Ce qui n’est pas un exploit, hélas, vu le niveau de la concurrence.

[5]Mais pourquoi Paul Magnette refuse-t-il de s’exprimer à la VRT ?

Pensée unique



Bien entendu, aussi bien construit soit-il, le livre reste un ouvrage politique qui, par définition, délivre un message politique explicite. Il est donc légitime qu’il prête le flanc aux questions, aux remarques et aux critiques. C’est ce que j’ai fait, d’ailleurs, lors de ma lecture, comme je le fais avec les commentaires flamands sur les différences socio-économiques entre la Flandre et la Wallonie.

L’intention de Dermine, c’est avant de tout lutter contre les poncifs sur l’économie wallonne. Des poncifs bien vivants auprès du public flamand, mais également chez les Wallons eux-mêmes. C’est ce qui explique pourquoi ce Carolo semble vouloir tout aussi bien persuader les Wallons de son message. Cela n’a évidemment rien d’étonnant, de la part d’un politique qui entend bien occuper une place importante sur une liste du plus grand arrondissement électoral de Wallonie.

« Thomas Dermine ne s’attaque pas aux stéréotypes francophones au sujet de la Flandre. Il serait beau de voir un personnage politique flamand pallier ce manque en sortant un deuxième volume du même acabit dans les deux langues. »

Thomas Dermine ne s’attaque pas aux stéréotypes francophones au sujet de la Flandre. Il serait beau de voir un personnage politique flamand pallier ce manque en sortant un deuxième volume du même acabit dans les deux langues. Ou, mieux encore, pourquoi un responsable politique flamand ou francophone ne démonterait-il pas d’un seul mouvement les clichés des deux communautés ?

En effet, que notre vision politique de l’avenir du pays tende au séparatisme, à l’unitarisme ou à une sorte d’entre-deux, il serait intellectuellement malhonnête de vouloir parvenir à nos fins en créant ou en entretenant des clichés ou des généralisations.

En attendant, il serait bon que toute personne qui ne serait pas (tout à fait) d’accord avec le livre de Dermine y réagisse vigoureusement, mais avant tout sur le plan du contenu. Et de préférence dans les deux langues, ce qui ne ferait qu’enrichir ce débat important pour notre pays. Tout le monde pourrait ainsi se forger une opinion basée sur la connaissance préalable de tous les points de vue et arguments possibles, bien loin de la pensée unique communautaire. Et de mon côté, je me réjouirai de ne plus avoir aussi souvent à expliquer ce que pense « le Flamand » ou « le Wallon ».

[6]Dring Dring #4 : que savent les Flamands sur les Wallons et les Bruxellois ?



[1] https://daardaar.be/rubriques/societe/chomage-monolinguisme-routes-trouees-alain-gerlache-sest-penche-sur-les-cliches-sur-la-wallonie/

[2] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/dire-que-flamands-et-francophones-ne-sentendent-pas-est-le-pire-cliche-qui-soit/

[3] https://daardaar.be/rubriques/societe/video-la-frontiere-linguistique-60-ans-apres-les-origines/

[4] https://daardaar.be/rubriques/politique/qui-est-bart-de-wever-le-president-de-la-n-va-qui-boycotte-la-plupart-des-medias-francophones/

[5] https://daardaar.be/rubriques/opinions/mais-pourquoi-paul-magnette-refuse-t-il-de-sexprimer-a-la-vrt/

[6] https://daardaar.be/daardaar/dring-dring-4-que-savent-les-flamands-sur-les-wallons-et-les-bruxellois/



The genius of our ruling class is that it has kept a majority of the
people from ever questioning the inequity of a system where most people
drudge along paying heavy taxes for which they get nothing in return.
-- Gore Vidal