Langage d’ado : signe de diversité ou d’instinct tribal ?
([Culture et Médias, Société] 2021-12-01 (De Standaard))
- Reference: 2021-12_young-people-g0b2fbc5b4_1920-e1639674831268
- News link: https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/langage-dado-signe-de-diversite-ou-dinstinct-tribal/
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Les adolescents surveillent d’un œil attentif la frontière de leur clan, écrit Freek Van de Velde, linguiste à la KULeuven. Chez les ados flamands, si vous ne connaissez pas les mots « sheesh » (une interjection exprimant quelque chose de très cool), « drip » ( stylé ) ou « fissa » ( petite fête ), vous ne serez pas bien accueillis.
Chez les enfants flamands, le mot de l’année est « ma stobbe », qui signifie « Mais arrête ! » quand on les ennuie. Chez les ados, c’est « bestie », à savoir le diminutif de « best friend », meilleur(e) ami(e). Sept heures par jour, à l’université, je parle de la langue, y compris lors de bavardages insipides dans les petits snacks des environs, que je fréquente sur l’heure du midi. Cependant, je dois concéder que parmi les mots proposés pour l’élection des mots de l’année chez les enfants et les ados, il y en a peu que je serais capable de placer naturellement dans une phrase. Je n’en ressens aucune culpabilité, car aux yeux des marmots d’aujourd’hui, je suis bien trop âgé pour pouvoir comprendre quoi que ce soit à leur idiome.
En effet, si je venais à parler de « sheesh », de « drip » ou de « fissa », je produirais le même effet que si je tentais – sans aucun espoir de succès – de sortir d’une escape room avec les amis de mon fils adolescent, affublé d’un hoody (un pull à capuche, pour les vieux) et chaussé de vieilles sneakers (pour les vieux : des baskets) : ce serait tout simplement malaisant.
L’âge joue un rôle important de distinction dans les contacts sociaux. Un Malinois de 35 ans a davantage de chances de connaître un Gantois de 35 ans qu’un Malinois de 20 ans. Les groupes d’âge, et les adolescents a fortiori , surveillent d’un œil attentif la frontière de leur clan. Hors de question que les petits frères, trop jeunes, et les sales vieux la franchissent. Maman n’est pas la bienvenue dans la salle de répétition improvisée dans le garage. La langue est le garde-frontière peu amène d’une contrée hostile.
Contrairement à ce que peuvent penser bon nombre de linguistes, la langue n’a pas pour première vocation de transmettre des informations utiles de manière professionnelle. En effet, si vous avez déjà essayé de transmettre par voie téléphonique des instructions de montage d’un meuble en kit, vous savez très bien que la tâche s’avère particulièrement pénible. Par contre, cancaner et commérer, ça va tout seul. Et c’est bien ce qui permet de nouer des liens sociaux et d’exclure les personnes indésirables. Par le langage, nous indiquons à quel sous-groupe nous voulons appartenir. Les recherches en la matière ont démontré que les gens, par instinct, accordent plus rapidement leur confiance à une personne qui a le même accent. Les concepts de « Crossing » et de « passing », en sociolinguistique, s’utilisent pour définir l’effort que font les locuteurs d’une langue pour se faire passer pour quelqu’un d’une autre culture linguistique, ce qui est souvent perçu comme une violation des frontières implicites. Par exemple, lorsqu’un Anversois imite un Ouest-Flandrien, c’est la bagarre assurée dans les deux minutes qui suivent.
Pour Geertje Slangen, conseiller linguistique de la VRT, le langage des enfants et des jeunes puise sa source dans le monde de TikTok, d’Instagram et de la rue. « Ce monde foisonne de diversité et de variantes linguistiques », explique-t-il. S’il est vrai que les mots sélectionnés proviennent plutôt des grandes villes, cela ne signifie pas pour autant qu’ils expriment une ouverture à la diversité. Ils servent surtout à tracer les frontières de l’appartenance à un groupe. Ces mots obscurs sont comme les mots de passe chuchotés sous les volets d’un bar clandestin de l’Amérique des années 1920. Ils encouragent donc justement l’inverse de la diversité.
Par contre, l’étonnante diversité linguistique de ces mots, influencés par l’anglais et le sranantongo (une langue créole parlée au Surinam, ex-Guyane néerlandaise), se justifie par l’évolution. À l’instar des chants exagérément variés des oiseaux, une grande variation s’avère utile pour faire penser aux non-initiés que le territoire est peuplé par un grand nombre, et non par un individu isolé. Il n’y a aucune raison de penser qu’ homo sapiens ne soit pas aussi mû, en partie, par les mêmes instincts territoriaux.
Sur le même sujet, écoutez la chronique de Joyce Azar pour RTBF – La Première :
Éviter le malaise
Chez les enfants flamands, le mot de l’année est « ma stobbe », qui signifie « Mais arrête ! » quand on les ennuie. Chez les ados, c’est « bestie », à savoir le diminutif de « best friend », meilleur(e) ami(e). Sept heures par jour, à l’université, je parle de la langue, y compris lors de bavardages insipides dans les petits snacks des environs, que je fréquente sur l’heure du midi. Cependant, je dois concéder que parmi les mots proposés pour l’élection des mots de l’année chez les enfants et les ados, il y en a peu que je serais capable de placer naturellement dans une phrase. Je n’en ressens aucune culpabilité, car aux yeux des marmots d’aujourd’hui, je suis bien trop âgé pour pouvoir comprendre quoi que ce soit à leur idiome.
En effet, si je venais à parler de « sheesh », de « drip » ou de « fissa », je produirais le même effet que si je tentais – sans aucun espoir de succès – de sortir d’une escape room avec les amis de mon fils adolescent, affublé d’un hoody (un pull à capuche, pour les vieux) et chaussé de vieilles sneakers (pour les vieux : des baskets) : ce serait tout simplement malaisant.
Créer des frontières
L’âge joue un rôle important de distinction dans les contacts sociaux. Un Malinois de 35 ans a davantage de chances de connaître un Gantois de 35 ans qu’un Malinois de 20 ans. Les groupes d’âge, et les adolescents a fortiori , surveillent d’un œil attentif la frontière de leur clan. Hors de question que les petits frères, trop jeunes, et les sales vieux la franchissent. Maman n’est pas la bienvenue dans la salle de répétition improvisée dans le garage. La langue est le garde-frontière peu amène d’une contrée hostile.
Contrairement à ce que peuvent penser bon nombre de linguistes, la langue n’a pas pour première vocation de transmettre des informations utiles de manière professionnelle. En effet, si vous avez déjà essayé de transmettre par voie téléphonique des instructions de montage d’un meuble en kit, vous savez très bien que la tâche s’avère particulièrement pénible. Par contre, cancaner et commérer, ça va tout seul. Et c’est bien ce qui permet de nouer des liens sociaux et d’exclure les personnes indésirables. Par le langage, nous indiquons à quel sous-groupe nous voulons appartenir. Les recherches en la matière ont démontré que les gens, par instinct, accordent plus rapidement leur confiance à une personne qui a le même accent. Les concepts de « Crossing » et de « passing », en sociolinguistique, s’utilisent pour définir l’effort que font les locuteurs d’une langue pour se faire passer pour quelqu’un d’une autre culture linguistique, ce qui est souvent perçu comme une violation des frontières implicites. Par exemple, lorsqu’un Anversois imite un Ouest-Flandrien, c’est la bagarre assurée dans les deux minutes qui suivent.
TikTok, Instragram et la rue
Pour Geertje Slangen, conseiller linguistique de la VRT, le langage des enfants et des jeunes puise sa source dans le monde de TikTok, d’Instagram et de la rue. « Ce monde foisonne de diversité et de variantes linguistiques », explique-t-il. S’il est vrai que les mots sélectionnés proviennent plutôt des grandes villes, cela ne signifie pas pour autant qu’ils expriment une ouverture à la diversité. Ils servent surtout à tracer les frontières de l’appartenance à un groupe. Ces mots obscurs sont comme les mots de passe chuchotés sous les volets d’un bar clandestin de l’Amérique des années 1920. Ils encouragent donc justement l’inverse de la diversité.
Par contre, l’étonnante diversité linguistique de ces mots, influencés par l’anglais et le sranantongo (une langue créole parlée au Surinam, ex-Guyane néerlandaise), se justifie par l’évolution. À l’instar des chants exagérément variés des oiseaux, une grande variation s’avère utile pour faire penser aux non-initiés que le territoire est peuplé par un grand nombre, et non par un individu isolé. Il n’y a aucune raison de penser qu’ homo sapiens ne soit pas aussi mû, en partie, par les mêmes instincts territoriaux.
Sur le même sujet, écoutez la chronique de Joyce Azar pour RTBF – La Première :