{Pour la petite histoire} : Sois belle et tais-toi
([Culture et Médias] 2021-12-01 (De Morgen))
- Reference: 2021-12_woman-1281830_1280
- News link: https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/pour-la-petite-histoire-sois-belle-et-tais-toi/
- Source link: https://www.demorgen.be/meningen/telkens-wanneer-ze-er-meisjesachtig-gaat-uitzien-knip-ik-haar-haar-weer-kort~b3477841/
La plupart des gens croient que l’enfant dans mon porte-bébé, qui a les cheveux courts et porte les vêtements de ses cousins plus grands, est un garçon. Comme il est joyeux ! disent-ils, ou encore : Quel grand gaillard ! Dès qu’ils comprennent qu’il s’agit d’une fille, ils font un autre compliment, toujours le même : Comme elle est belle ! Une vraie poupée.
Ils ont raison : elle a trois petits plis au niveau des cuisses, des cheveux brillants ; les jointures de ses doigts disparaissent sous sa chair potelée. Elle est belle comme un arc-en-ciel, comme de la mousse de lait parfaite. Et je lui souhaite de ne pas avoir à être belle d’une autre manière avant de nombreuses années.
Dès qu’elle commence à ressembler à une fillette, je lui recoupe les cheveux. J’espère peut-être lui donner ainsi l’occasion d’entendre parler d’autre chose que de sa beauté. Éviter, au moins provisoirement, que celle-ci n’éclipse tout le reste.
« J’ai envie d’arracher en plein direct ces faux cils de mes yeux, parce qu’ils parlent plus fort que moi, et parce que je hais ce qu’ils disent : que l’apparence est justement une condition de base pour pouvoir s’exprimer. »
Il y a quelque temps, je suis passée à la télévision pour parler d’objectification. Avant même la fin de l’émission, les messages ont commencé à pleuvoir. Des inconnus voulaient devenir mes amis. L’un d’eux souhaitait faire mon portrait. Un autre a écrit que j’étais belle, « mais en fait je ne lis jamais de femmes ». Un troisième a envoyé : « Je t’ai vue à la salle de sport, le son était coupé, donc j’ai aucune idée de ce que tu as raconté, mais tu es vraiment sexy. »
Avant, je croyais que c’était ma faute quand on me traitait comme un objet décoratif. Lorsque je dois paraître en public, je soigne d’abord mon physique : tenue minutieusement choisie, cils enduits de mascara. Comme il se doit. Chaque apparition à la télévision est précédée d’une séance de maquillage ; en tant que femme, vous devez compter trois quarts d’heure pour qu’on vous pose des faux cils et qu’on vous peinturlure le visage (alors qu’un homme est prêt en cinq minutes). J’éprouve de la gratitude pour les maquilleurs, car leur travail neutralise une partie de ma vulnérabilité : je me dis qu’au moins, on ne pourra pas m’attaquer sur mon apparence. En même temps, j’ai envie d’arracher en plein direct ces faux cils de mes yeux, parce qu’ils parlent plus fort que moi, et parce que je hais ce qu’ils disent : que l’apparence est justement une condition de base pour pouvoir s’exprimer. Une condition, mais aussi un bouton qui coupe le son, qui rend inintelligible ce qu’on raconte ensuite.
« La littérature, c’est de l’empathie par excellence : on entre dans la tête de quelqu’un qui s’est revêtu de mots. »
J’ai lu il y a peu dans un magazine de psychologie que les gens éprouvent moins d’empathie pour une femme en minijupe que pour une femme qui porte des vêtements longs. La première est davantage perçue comme un objet et moins comme un être humain, de sorte que l’on compatit moins à son sort lorsque, par exemple, elle est toujours touchée en premier à la balle aux prisonniers.
La littérature, c’est de l’empathie par excellence : on entre dans la tête de quelqu’un qui s’est revêtu de mots. La littérature, c’est aussi, en pratique et même si on n’aime pas trop en parler, un joli minois pour la photo, c’est attirer le public et répondre à ses attentes. Je trouve ces deux facettes difficiles à concilier.
Lorsque j’étais à Bruxelles cette semaine, j’ai pris rendez-vous avec une coiffeuse résolument branchée, aux cheveux teints en rose. « Qu’est-ce que vous voulez ? » m’a-t-elle demandé en passant ses mains dans mes boucles. J’ai répondu : « Une coupe moins classique. » J’aurais aussi pu dire : moins belle. Elle a sorti son rasoir électrique : « Chiche ? » Je me suis vue apparaître petit à petit, avec ma coiffure à la garçonne d’autrefois, mes cheveux bouclés formant un col de fourrure autour de mon cou. Pour l’heure, personne ne m’appellera « poupée ».
Je suis rentrée chez moi à pied sous la pluie, libérée de quelque chose, mais aussi mise à nu. La caresse du vent de novembre était froide sur ma nuque et mes tempes.
Ils ont raison : elle a trois petits plis au niveau des cuisses, des cheveux brillants ; les jointures de ses doigts disparaissent sous sa chair potelée. Elle est belle comme un arc-en-ciel, comme de la mousse de lait parfaite. Et je lui souhaite de ne pas avoir à être belle d’une autre manière avant de nombreuses années.
Dès qu’elle commence à ressembler à une fillette, je lui recoupe les cheveux. J’espère peut-être lui donner ainsi l’occasion d’entendre parler d’autre chose que de sa beauté. Éviter, au moins provisoirement, que celle-ci n’éclipse tout le reste.
« J’ai envie d’arracher en plein direct ces faux cils de mes yeux, parce qu’ils parlent plus fort que moi, et parce que je hais ce qu’ils disent : que l’apparence est justement une condition de base pour pouvoir s’exprimer. »
Il y a quelque temps, je suis passée à la télévision pour parler d’objectification. Avant même la fin de l’émission, les messages ont commencé à pleuvoir. Des inconnus voulaient devenir mes amis. L’un d’eux souhaitait faire mon portrait. Un autre a écrit que j’étais belle, « mais en fait je ne lis jamais de femmes ». Un troisième a envoyé : « Je t’ai vue à la salle de sport, le son était coupé, donc j’ai aucune idée de ce que tu as raconté, mais tu es vraiment sexy. »
Avant, je croyais que c’était ma faute quand on me traitait comme un objet décoratif. Lorsque je dois paraître en public, je soigne d’abord mon physique : tenue minutieusement choisie, cils enduits de mascara. Comme il se doit. Chaque apparition à la télévision est précédée d’une séance de maquillage ; en tant que femme, vous devez compter trois quarts d’heure pour qu’on vous pose des faux cils et qu’on vous peinturlure le visage (alors qu’un homme est prêt en cinq minutes). J’éprouve de la gratitude pour les maquilleurs, car leur travail neutralise une partie de ma vulnérabilité : je me dis qu’au moins, on ne pourra pas m’attaquer sur mon apparence. En même temps, j’ai envie d’arracher en plein direct ces faux cils de mes yeux, parce qu’ils parlent plus fort que moi, et parce que je hais ce qu’ils disent : que l’apparence est justement une condition de base pour pouvoir s’exprimer. Une condition, mais aussi un bouton qui coupe le son, qui rend inintelligible ce qu’on raconte ensuite.
« La littérature, c’est de l’empathie par excellence : on entre dans la tête de quelqu’un qui s’est revêtu de mots. »
J’ai lu il y a peu dans un magazine de psychologie que les gens éprouvent moins d’empathie pour une femme en minijupe que pour une femme qui porte des vêtements longs. La première est davantage perçue comme un objet et moins comme un être humain, de sorte que l’on compatit moins à son sort lorsque, par exemple, elle est toujours touchée en premier à la balle aux prisonniers.
La littérature, c’est de l’empathie par excellence : on entre dans la tête de quelqu’un qui s’est revêtu de mots. La littérature, c’est aussi, en pratique et même si on n’aime pas trop en parler, un joli minois pour la photo, c’est attirer le public et répondre à ses attentes. Je trouve ces deux facettes difficiles à concilier.
Lorsque j’étais à Bruxelles cette semaine, j’ai pris rendez-vous avec une coiffeuse résolument branchée, aux cheveux teints en rose. « Qu’est-ce que vous voulez ? » m’a-t-elle demandé en passant ses mains dans mes boucles. J’ai répondu : « Une coupe moins classique. » J’aurais aussi pu dire : moins belle. Elle a sorti son rasoir électrique : « Chiche ? » Je me suis vue apparaître petit à petit, avec ma coiffure à la garçonne d’autrefois, mes cheveux bouclés formant un col de fourrure autour de mon cou. Pour l’heure, personne ne m’appellera « poupée ».
Je suis rentrée chez moi à pied sous la pluie, libérée de quelque chose, mais aussi mise à nu. La caresse du vent de novembre était froide sur ma nuque et mes tempes.