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  ARM Give a man a fire and he's warm for a day, but set fire to him and he's warm for the rest of his life (Terry Pratchett, Jingo)

Les pauvres et les chômeurs, des boucs émissaires jalousés

([Economie, Opinions, Politique] 2021-12-01 (De Standaard))


Joachim Coens, Egbert Lachaert et Bart De Wever sèment la zizanie entre les catégories sociales les plus basses et attisent rivalités et jalousies.

Joachim Coens, président du CD&V, a sur notre monde des conceptions pour le moins inhabituelles. Ou disons plutôt qu’elles s’inscrivent pleinement dans les clichés en vigueur dans son milieu. Quoi qu’il en soit, sa vision de l’humain se limite aux aspects matériels, à l’argent – donc à une vision du monde plutôt restrictive que reflète aussi la radicalité de sa conclusion : à l’opposé de la tradition démocrate-chrétienne, il circonscrit sa cible électorale à la classe moyenne, qu’il appelle « les gens ».

C’est le schéma qu’il esquisse dans les pages du Tijd : il y a donc « les gens ». Au-dessus d’eux se trouve une tranche de population dont il peut seulement dire, en toute neutralité, que bon nombre d’entre eux « ont suffisamment de moyens ». Et puis, il y a le « bas du panier » qui, lui non plus, ne semble pas composé de « gens ». D’après le langage utilisé par M. Coens, « ils » et « nous » n’appartiennent pas au même monde. À propos de ces « ils », il ne peut dire qu’une chose : « il y en a beaucoup qui abusent ». Non pas quelques-uns, ici ou là, mais « beaucoup » ; c’est systématique, c’est inhérent à leur condition.

La pauvreté vue comme un échec individuel



La rengaine – ou plutôt ce préjugé navrant – est connue : toute pauvreté est le fruit d’un échec individuel. Et ce préjugé, M. Coens le tisonne davantage encore, le complétant d’une condamnation morale. Non seulement les pauvres sont coupables de l’être, mais en plus, ils sont nourris de mauvaises intentions. C’est donc là l’opinion que se fait M. Coens d’un Belge sur sept – puisque c’est la proportion des personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté. Un Belge sur cinq n’a pas les moyens de s’offrir une petite semaine de vacances (Cf. De Standaard, 1er décembre).

On ne peut pas dire que ces abus présumés changent la donne : il y a trente ans, déjà, il y avait autant de pauvreté qu’aujourd’hui. Pourtant, M. Coens se croit en mesure d’expliquer les abus : « Certaines mesures sociales correctrices suscitent l’effet contraire à l’effet recherché ». Quel effet, donc ? Que les pauvres deviennent riches ? Si c’est cela, n’est-ce pas au monde politique d’organiser les choses de manière plus efficiente ?

Ce qu’évoque M. Coens, en fait, c’est le piège à l’emploi : « La population à bas salaires comprend vite qu’elle a intérêt à rester à la maison. » Des travailleurs pauvres, des salaires trop bas, une fiscalité inadaptée : pour M. Coens, rien de tout cela ne pose problème. Plutôt que de s’attaquer à ces goulets d’étranglement structurels, pourtant bien documentés, il préfère stigmatiser les chômeurs, et leur imputer la responsabilité de l’échec politique. Le monde politique s’octroie le droit moral de décliner toute responsabilité. Ponce Pilate s’en lave les mains.

Si les pauvres ont droit au tarif social, pourquoi pas nous ?



Attendez, ce n’est pas tout. Joachim Coens reprend à son compte une objection de la classe moyenne : si les pauvres, ces profiteurs, ont droit à un tarif social pour leur électricité, pourquoi pas nous ? Dimanche, Egbert Lachaert, président de l’Open VLD, puisait dans le même tonneau. D’après lui, l’idée du parti Vooruit consistant à accorder une indexation supplémentaire aux plus bas revenus équivaudrait à « désavantager » la classe moyenne, puisque « c’est elle qui paie à peu près tout ». Par quoi, soit dit en passant, il reconnaît déjà que la contribution des plus riches est insuffisante.

Pour Egbert Lachaert, « il arrive un moment où la solidarité se mue en injustice ». C’est exactement ce que disait Joachim Coens à propos des « mesures sociales correctrices ». Il faut probablement remonter au 19e siècle et à Charles Woeste pour voir libéraux et catholiques s’accorder sur une seule et même politique sociale. Tout comme la N-VA, d’ailleurs. Dans un entretien avec De Morgen, le président Bart De Wever estime que « le travailleur de la classe moyenne cofinance les tarifs sociaux accordés essentiellement aux sans-emploi, de même que la « remise d’hiver » déduite de leur facture d’électricité. Est-ce ainsi qu’on motive les gens à reprendre le travail ? Les passifs, bien au chaud à la maison, se fichent de vous, tout simplement. »

Ce discours conservateur porte sur la pauvreté et sur les inégalités un regard particulièrement étriqué, néolibéral, qui trahit un déplaisant raisonnement de jeu à somme nulle : ce qui avantage les plus pauvres pénalise les pauvres un peu moins pauvres. C’est ainsi que Joachim Coens, Egbert Lachaert et Bart De Wever, attisant les rivalités et les jalousies, montent les unes contre les autres les catégories sociales les plus basses. Comme s’il fallait envier les pauvres parce qu’ils ne s’en sortent pas sans tarif social. Pour ces personnages politiques, le problème n’est ni le chômage ni la pauvreté, mais bien le chômeur et le pauvre eux-mêmes, ce qu’ils justifient en les décrivant comme des êtres passifs, indignes et ingrats. Ce qui, soit dit en passant une fois de plus, laisse les classes supérieures bien à l’abri des regards. Alors même que, si l’on pousse cette logique un peu plus loin, la classe moyenne continue de subventionner la seconde résidence des privilégiés.

Une société en pleine mutation



Yves Leterme, lointain prédécesseur de M. Coens, encourageait déjà les jalousies sociales. Il exprimait sa compréhension à l’égard du facteur qui, se levant tôt chaque matin, s’irrite de savoir le chômeur encore au lit lorsqu’il sonne à sa porte. Comme M. Coens, et dans un style purement populiste, dénué de tout leadership politique. Car le vrai leadership, bien loin de se cacher derrière un manque de soutien se débrouille pour créer ce soutien lui-même.

D’après Joachim Coens, « bien des gens ont le sentiment que notre société leur glisse entre les doigts. La société civile classique disparaît, les géants technologiques dominent notre quotidien, le changement climatique prend des formes tangibles, les traditions culturelles sont remises en question, notre cadre urbain change, certaines familles, même en gagnant deux revenus, ont du mal à s’acheter une maison.

Tout cela est vrai, à défaut d’être original. Pour Bart De Wever, le remède est à chercher dans son nationalisme identitaire, mais seulement pour la « nation » très select des « gens qui travaillent, économisent et entreprennent ». Aucune originalité chez Joachim Coens, non plus : c’est cette même analyse qui sous-tendait son manifeste de Noël l’an dernier. À l’époque, sa réponse ne se composait que de nostalgie, d’un funeste désir de retour au passé.

Aujourd’hui, il préfère stigmatiser le « bas du panier », image impitoyable et parfaitement antichrétienne de l’humanité. Organiser l’exclusion sociale. Comme si seule la classe moyenne était faite de « gens qui font de leur mieux » et « se sentent orphelins, abandonnés ».

Une anxiété légitime



Ce défaut d’empathie sociale empêche M. Coens de percevoir la complexité de son analyse. Dans un monde mondialisé, digitalisé, organisé autour de l’économie des services, assorti de tous les effets sociaux et culturels correspondants, la classe moyenne, hétérogène, vit sous pression. Ces phénomènes qu’évoque M. Coens sont des sources d’incertitude qui suscitent logiquement, chez tout un chacun, une certaine anxiété relative à ses revenus, à son statut ou au bien-être de ses enfants. C’est ce qu’analyse en détail le sociologue Rudi Laermans dans son livre intitulé Gedeelde Angsten (Anxiétés partagées).

Maintenant, les politiques ont le choix. Soit ils exploitent cette anxiété, désignent des boucs émissaires en vertu d’une doctrine néolibérale du chacun pour soi, et déclenchent haine et jalousie à l’égard des prétendus privilèges d’autrui. C’est du populisme de droite. Soit ils apaisent cette anxiété par des messages d’espoir et rétablissent l’attention à l’autre, la confiance et la protection sociale.

Déjà, la rhétorique d’exclusion sociale interdit à M. Coens de s’insurger contre le risque de voir le bas du panier, et ceux qui craignent d’y tomber, voter demain pour des partis extrémistes. Ou refuser dès aujourd’hui la vaccination.

Marc Reynebeau est chroniqueur au Standaard. Sa chronique paraît chaque mercredi.



It is my job in life to travel all roads, so that some may take the road
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-- Larry Wall in <199709241628.JAA08908@wall.org>