Les universités flamandes ne sont pas si « woke » qu’on le dit
([Société] 2021-12-01 (De Standaard))
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- News link: https://daardaar.be/rubriques/societe/les-universites-flamandes-ne-sont-pas-si-woke/
- Source link: https://www.standaard.be/cnt/dmf20211124_98022808
Le débat sur les universités prétendument « woke » fait rage en Flandre. Pour bien appréhender cette problématique, Bram De Ridder, chercheur postdoctoral en histoire appliquée (KU Leuven) et chargé de cours en histoire politique (UAntwerpen), estime qu’il faut commencer par l’analyser à travers le prisme de la logique du marché.
Les universités américaines qui entreprennent leur propre décolonisation le font pour des motifs non seulement idéologiques, mais aussi économiques.
Les débats sur le wokisme se centrent désormais sur les menaces qui pèsent sur la liberté académique. Certains éditorialistes considèrent que les universités subissent une guerre idéologique dans laquelle les universitaires sont à la fois les principaux instigateurs et les premières victimes de la prétendue « folie woke ». Ces analyses oublient toutefois que les compromis intellectuels qu’elles dénoncent sont avant tout l’œuvre d’entreprises privées.
En effet, de grands groupes tels que Pepsico, Mars, Lloyds of London, Greene King et ABN AMRO, pour ne citer que ceux-là, se sont déjà adaptés aux critiques dont ils ont fait l’objet pour leur non-prise en compte, réelle ou supposée, des sensibilités « woke ». Certaines sociétés font ainsi appel à des sensitivity readers pour leur marketing et leur communication, d’autres ont fait tomber des têtes au niveau de leur direction, d’autres encore, en raison d’un passé esclavagiste, sont même allées jusqu’à verser des réparations.
Ces entreprises ne se voient jamais reprocher de plier face à la cancel culture et encore moins de contribuer à l’effondrement de la civilisation occidentale. Si une entreprise estime que ces réparations sont le meilleur moyen de protéger sa part de marché ou d’accroître ses bénéfices en lançant une nouvelle campagne axée sur la diversité, personne ne taxe ces choix de « wokisme ».
Les universités, en revanche, sont des institutions publiques fondées sur le libre examen et l’analyse critique, des valeurs héritées des Lumières et non soumises au marché. C’est du moins ce que l’on aime croire. Car la réalité est tout autre : aux États-Unis, le berceau du mouvement woke, les universités ne sont rien d’autre que des entreprises privées qui cherchent à accaparer une part de marché la plus importante possible — avec les bénéfices financiers qui en résultent. Les étudiants y sont des consommateurs qui achètent leur diplôme moyennant des frais de scolarité astronomiques, ou de potentiels investisseurs qui, par la suite, acquitteront les droits d’entrée de leur progéniture par le biais de dons.
Pour ce qui est du cas américain, la logique de marché a eu des effets simples à résumer : les groupes minoritaires ayant gagné en ampleur et en pouvoir d’achat ces dernières années, ils sont devenus un public cible intéressant. De ce point de vue, les managers des universités ont vu juste en misant sur le renforcement de la diversité : une démarche bien perçue sur le plan moral et qui leur a permis d’attirer une foule de nouveaux clients. Mais ce nouveau groupe de consommateurs attend du produit qu’il soit en phase avec sa réalité. Il en va de même pour les étudiants issus de groupes non minoritaires : eux aussi attachent de plus en plus d’importance à leur capacité à évoluer dans cette société américaine extrêmement diversifiée.
En somme, tout comme les autres entreprises, les universités qui entreprennent leur propre décolonisation ou se convertissent au « wokisme » ne le font pas simplement par idéologie, mais aussi pour des motifs économiques.
Les forces du marché s’exercent également en sens inverse. Début novembre, une poignée d’éminents universitaires ont fait savoir qu’ils créaient un établissement « anti-woke » au Texas. Dans leur annonce, ils invoquaient des références à l’indépendance et à la pluralité des traditions de recherche des États-Unis et du Royaume-Uni, et faisaient des professeurs en question les hérauts de l’espoir face au péril qui menace la liberté académique.
Malgré cette rhétorique, le projet a été mené comme n’importe quelle start-up : il n’a pas été présenté dans une enceinte universitaire, mais dans les colonnes « courrier des lecteurs » de Bloomberg, un magazine du milieu des affaires. À travers son programme d’études taillé à la mesure d’étudiants conservateurs et de donateurs du secteur privé, ce projet avait pour cible le public des prestigieuses universités de l’Ivy League. Mais il s’est aussitôt fracassé sur la dureté de la réalité économique : par crainte de perdre leur chaire grassement rémunérée, certains des fondateurs se sont désistés. Faut-il y voir l’œuvre de la cancel culture ? Pas du tout : simplement celle de l’Ivy League, qui a peu apprécié que l’on empiète ouvertement sur ses platebandes.
On ne s’étonnera donc pas qu’en Flandre, les voix critiques vis-à-vis du mouvement woke ne citent en exemple que des systèmes universitaires anglo-saxons ou néerlandais, sur lesquels le marché pèse lourdement. Les professeurs flamands, quant à eux, peuvent se prémunir des pressions externes grâce à de solides financements publics. Mais le vent peut rapidement tourner. Car il faut savoir que les universités prennent de plus en plus de décisions en fonction de leur part de marché et accordent une attention croissante à leur marketing et à leur image de marque.
Les autorités les appuient d’ailleurs dans cette démarche au moyen des financements : elles se fondent sur des paramètres économiques tels que la délivrance de diplômes et incitent les établissements à attirer de nouvelles populations, souvent venues de l’étranger. Par conséquent, ce sont surtout les sciences humaines et sociales qui doivent s’adapter aux lois du marché.
Les défenseurs de la liberté académique se trouvent ainsi mis face à un dilemme intéressant : soit les facultés flamandes poursuivent sur la voie qui leur est indiquée, auquel cas tout le monde accepte qu’elles s’adaptent en permanence à leurs consommateurs, woke ou non ; soit elles restent des fleurons de la pensée indépendante, ce qui ne sera possible que grâce à des investissements publics solides et à la mise à bas des systèmes de financement axés sur les parts de marché.
À en juger par leurs plaidoyers véhéments, les critiques du mouvement woke semblent opter pour la seconde solution. Car de la même façon que l’on ne juge jamais les sociétés privées comme s’il s’agissait d’institutions académiques, il serait absurde d’attendre des universités publiques qu’elles se comportent comme des entreprises commerciales.
Les universités américaines qui entreprennent leur propre décolonisation le font pour des motifs non seulement idéologiques, mais aussi économiques.
Les débats sur le wokisme se centrent désormais sur les menaces qui pèsent sur la liberté académique. Certains éditorialistes considèrent que les universités subissent une guerre idéologique dans laquelle les universitaires sont à la fois les principaux instigateurs et les premières victimes de la prétendue « folie woke ». Ces analyses oublient toutefois que les compromis intellectuels qu’elles dénoncent sont avant tout l’œuvre d’entreprises privées.
En effet, de grands groupes tels que Pepsico, Mars, Lloyds of London, Greene King et ABN AMRO, pour ne citer que ceux-là, se sont déjà adaptés aux critiques dont ils ont fait l’objet pour leur non-prise en compte, réelle ou supposée, des sensibilités « woke ». Certaines sociétés font ainsi appel à des sensitivity readers pour leur marketing et leur communication, d’autres ont fait tomber des têtes au niveau de leur direction, d’autres encore, en raison d’un passé esclavagiste, sont même allées jusqu’à verser des réparations.
Cancel culture
Ces entreprises ne se voient jamais reprocher de plier face à la cancel culture et encore moins de contribuer à l’effondrement de la civilisation occidentale. Si une entreprise estime que ces réparations sont le meilleur moyen de protéger sa part de marché ou d’accroître ses bénéfices en lançant une nouvelle campagne axée sur la diversité, personne ne taxe ces choix de « wokisme ».
Des entreprises privées à la recherche de nouveaux consommateurs
Les universités, en revanche, sont des institutions publiques fondées sur le libre examen et l’analyse critique, des valeurs héritées des Lumières et non soumises au marché. C’est du moins ce que l’on aime croire. Car la réalité est tout autre : aux États-Unis, le berceau du mouvement woke, les universités ne sont rien d’autre que des entreprises privées qui cherchent à accaparer une part de marché la plus importante possible — avec les bénéfices financiers qui en résultent. Les étudiants y sont des consommateurs qui achètent leur diplôme moyennant des frais de scolarité astronomiques, ou de potentiels investisseurs qui, par la suite, acquitteront les droits d’entrée de leur progéniture par le biais de dons.
Pour ce qui est du cas américain, la logique de marché a eu des effets simples à résumer : les groupes minoritaires ayant gagné en ampleur et en pouvoir d’achat ces dernières années, ils sont devenus un public cible intéressant. De ce point de vue, les managers des universités ont vu juste en misant sur le renforcement de la diversité : une démarche bien perçue sur le plan moral et qui leur a permis d’attirer une foule de nouveaux clients. Mais ce nouveau groupe de consommateurs attend du produit qu’il soit en phase avec sa réalité. Il en va de même pour les étudiants issus de groupes non minoritaires : eux aussi attachent de plus en plus d’importance à leur capacité à évoluer dans cette société américaine extrêmement diversifiée.
En somme, tout comme les autres entreprises, les universités qui entreprennent leur propre décolonisation ou se convertissent au « wokisme » ne le font pas simplement par idéologie, mais aussi pour des motifs économiques.
Les forces du marché s’exercent également en sens inverse. Début novembre, une poignée d’éminents universitaires ont fait savoir qu’ils créaient un établissement « anti-woke » au Texas. Dans leur annonce, ils invoquaient des références à l’indépendance et à la pluralité des traditions de recherche des États-Unis et du Royaume-Uni, et faisaient des professeurs en question les hérauts de l’espoir face au péril qui menace la liberté académique.
Malgré cette rhétorique, le projet a été mené comme n’importe quelle start-up : il n’a pas été présenté dans une enceinte universitaire, mais dans les colonnes « courrier des lecteurs » de Bloomberg, un magazine du milieu des affaires. À travers son programme d’études taillé à la mesure d’étudiants conservateurs et de donateurs du secteur privé, ce projet avait pour cible le public des prestigieuses universités de l’Ivy League. Mais il s’est aussitôt fracassé sur la dureté de la réalité économique : par crainte de perdre leur chaire grassement rémunérée, certains des fondateurs se sont désistés. Faut-il y voir l’œuvre de la cancel culture ? Pas du tout : simplement celle de l’Ivy League, qui a peu apprécié que l’on empiète ouvertement sur ses platebandes.
Les lois du marché
On ne s’étonnera donc pas qu’en Flandre, les voix critiques vis-à-vis du mouvement woke ne citent en exemple que des systèmes universitaires anglo-saxons ou néerlandais, sur lesquels le marché pèse lourdement. Les professeurs flamands, quant à eux, peuvent se prémunir des pressions externes grâce à de solides financements publics. Mais le vent peut rapidement tourner. Car il faut savoir que les universités prennent de plus en plus de décisions en fonction de leur part de marché et accordent une attention croissante à leur marketing et à leur image de marque.
Les autorités les appuient d’ailleurs dans cette démarche au moyen des financements : elles se fondent sur des paramètres économiques tels que la délivrance de diplômes et incitent les établissements à attirer de nouvelles populations, souvent venues de l’étranger. Par conséquent, ce sont surtout les sciences humaines et sociales qui doivent s’adapter aux lois du marché.
Les défenseurs de la liberté académique se trouvent ainsi mis face à un dilemme intéressant : soit les facultés flamandes poursuivent sur la voie qui leur est indiquée, auquel cas tout le monde accepte qu’elles s’adaptent en permanence à leurs consommateurs, woke ou non ; soit elles restent des fleurons de la pensée indépendante, ce qui ne sera possible que grâce à des investissements publics solides et à la mise à bas des systèmes de financement axés sur les parts de marché.
À en juger par leurs plaidoyers véhéments, les critiques du mouvement woke semblent opter pour la seconde solution. Car de la même façon que l’on ne juge jamais les sociétés privées comme s’il s’agissait d’institutions académiques, il serait absurde d’attendre des universités publiques qu’elles se comportent comme des entreprises commerciales.