La Belgique, une solution faute de mieux ?
([Opinions, Politique] 2021-11-01 (De Standaard))
- Reference: 2021-11_frederic-paulussen-xD-1B3UmhRI-unsplash-scaled
- News link: https://daardaar.be/rubriques/opinions/la-belgique-une-solution-faute-de-mieux/
- Source link: https://www.standaard.be/cnt/dmf20211116_98088208
Il y a trente ans, on soutenait déjà que l’existence de deux pays était incertaine : la Belgique était vouée à se dynamiter de l’intérieur, et le Bangladesh à disparaître définitivement sous les eaux — une menace que la crise climatique n’a fait qu’accentuer. La Belgique est une habituée de ce genre de listes. En 1994, l’historien britannique Eric Hobsbawm concluait en effet sa fameuse histoire du vingtième siècle, L’Âge des extrêmes , en affirmant que la survie de la Belgique, de l’Espagne et du Canada n’était « pas forcément assurée d’ici dix ou quinze ans ».
Avec le recul, cette prédiction semble souffrir davantage de myopie que ne le laissait supposer l’extrapolation historique sur laquelle elle se fondait à l’époque. S’agissant de l’Espagne, Hobsbawm pensait surtout au Pays basque, tandis que c’est désormais la Catalogne qui est au centre des préoccupations. Et pour ce qui est du Canada, on n’entend guère plus parler de séparatisme au Québec.
Faire des prédictions n’est pas chose aisée, surtout lorsqu’il s’agit de l’avenir. De nos jours, Hobsbawm devrait inclure à sa liste le Royaume-Uni, où le Brexit a apporté de l’eau au moulin des séparatistes écossais. Un avis que partage le philosophe politique belge Anton Jäger, qui, sur le blog de la New Left Review , écrit que les Britanniques devraient rester sur le qui-vive davantage que les Belges. Il y soutient que la Belgique, coincée entre le fédéralisme et le régionalisme, se dirige plutôt vers une « dissolution sans implosion totale ».
Les conflits existentiels peuvent voir leur intensité évoluer plus vite que leur nature ne le laisse penser, mais, parallèlement, les conflits internes semblent aussi acquérir un caractère national-existentiel plus rapidement. L’Italie, par exemple, a connu des hauts et des bas : le séparatisme a eu le vent en poupe dans le nord du pays, en Padanie, à la faveur du triomphe d’un parti d’extrême droite, mais le soufflé est retombé dès que la Lega Nord s’est mise à nourrir des ambitions nationales, retirant au passage ses revendications régionalistes du nom du parti.
La Belgique, à cet égard, fait preuve d’une plus grande continuité. Voilà en effet déjà quelques décennies, au fil des réformes successives de l’État, qu’elle semble s’acheminer vers une mort douce. Ces dix dernières années, c’est à peine si la formation d’un gouvernement fédéral est encore possible Une situation qui lui vaut d’être perçue, à l’étranger, comme « l’État défaillant le plus prospère au monde » (comme l’a qualifiée l’hebdomadaire britannique The Economist ) ou, par Jäger, comme « le pays le plus improbable d’Europe occidentale ».
Depuis quelque temps déjà, le monde anglo-saxon voit la Belgique comme une curiosité amusante, une anomalie inoffensive de l’histoire qui ne traite sa singularité nationale que comme une sorte d’ergothérapie. Jäger cite ainsi l’écrivain britannique Malcolm Bradbury, qui estimait que la « vie ordinaire » des Belges consistait à « déguster des pralines, esquinter leurs belles voitures et se demander si la Belgique est un véritable pays » – observation que Bradbury formula d’ailleurs à la fenêtre d’un restaurant chic de la Grand-Place de Bruxelles.
La question de l’identité de la Belgique a pris un tour nettement moins hypothétique ou contingent lorsque des économistes tels que le Britannique John Lanchester et l’Américain Paul Krugman ont fait observer que lors de la crise financière de 2010, faute de disposer d’un gouvernement fédéral en mesure de prendre de grandes décisions, la Belgique a été épargnée par les pires excès des politiques d’austérité pilotées au niveau européen.
Les politiques appliquées alors l’ont été par défaut et non en vertu de choix réfléchis. Cela se ressent encore dans l’état des finances publiques, mais a aussi permis d’éviter une importante casse sociale. Et cela explique pourquoi la Belgique bénéficie aujourd’hui, face à la crise liée au COVID-19, d’un système de soins de santé plus solide que, disons, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, où les élites politiques ont cédé aux sirènes de la rigueur et du dégraissage de l’appareil d’État — des actions dont la pertinence est désormais relativisée au niveau international.
Cet état de fait n’a pas non plus porté préjudice à l’économie, quoi qu’en disent les économistes classiques ou les patrons — eux qui enrobent (ou dissimulent) leur critique d’une prétendue inertie socio-économique dans la revendication d’une fédéralisation plus poussée. Ainsi, les aspirations d’une Wallonie de gauche (ou d’une Bruxelles écolo) n’entraveraient plus les priorités d’une Flandre de droite. Récemment, même le Vlaams Belang s’y est mis. Le parti populiste, qui aime se présenter comme le défenseur des petites gens, a en effet déploré que le gouvernement fédéral ne limite pas les allocations de chômage dans le temps, en arguant du prétexte futile que seuls les francophones en bénéficieraient.
Dans son remarquable article, Jäger touche au cœur du problème en établissant un lien entre l’agonie de la Belgique et les profondes transformations qui affectent les partis politiques partout en Europe, au premier rang desquelles l’étiolement du centre classique. La Belgique de 1830, bâtie sur une large assise populaire, n’a jamais été plus « artificielle » ou « contre nature » que les autres États-nations européens. Elle a puisé sa continuité dans un curieux mélange, à l’origine plutôt élitiste, de libéralisme bourgeois sur le plan économique et d’hégémonie catholique sur le plan culturel, auquel la social-démocratie a ajouté son « joyau » (selon les termes de Jäger) : la sécurité sociale.
L’avant-goût d’une « nouvelle » Belgique, politiquement dominée par la Flandre, qu’a offert la coalition « suédoise » en 2014-2018 aux électeurs du centre, dont bon nombre étaient déjà désemparés, en a déçu plus d’un. Pourquoi ? Parce que la Suédoise a fait peser une pression trop forte sur cet acquis social qui garantit le bien-être de tant de citoyens ?
À l’époque, le président de la N-VA, Bart De Wever, a essuyé un double échec : d’abord avec ce fiasco électoral sans précédent, puis avec son incapacité à faire de son parti le pivot de la coalition suivante. Depuis lors, sa vision nationaliste se résume aux intérêts portuaires d’Anvers et il met les Flamands des classes laborieuses hors jeu en les considérant comme des « passifs » encombrants. Pour Jäger, la « grandiloquence » avec laquelle il espère imposer son « confédéralisme » en 2024 relève donc davantage du désespoir que de la ténacité. D’autant plus qu’en matière de populisme nativiste ou économique, la N-VA ne pourra jamais damer le pion à son grand rival, le Vlaams Belang.
Le hasard des urgences récentes — la pandémie ainsi que la crise énergétique et climatique — a, encore une fois par défaut, ramené l’attention politique sur le pouvoir fédéral. Sans compter que le gouvernement flamand, dans son complexe d’infériorité institutionnelle, privilégie toujours les symboles nationalistes au leadership politique.
Enfin, le fait que seule une petite minorité de Flamands souhaitent définitivement sortir de la Belgique demeure un fait démocratique ; les trophées de chasse nationalistes n’y changeront rien. Si près de la moitié de la Flandre vote pour des partis séparatistes, c’est également, souvent, par défaut — en raison du renoncement des politiques centristes, toujours associée à la Belgique, ce qui met en péril le patrimoine national de la justice sociale et de la sécurité. Car en définitive, les « blocages » fédéraux périodiques ne sont rien d’autre que l’œuvre des hommes — soyons plus précis : des responsables politiques.
Avec le recul, cette prédiction semble souffrir davantage de myopie que ne le laissait supposer l’extrapolation historique sur laquelle elle se fondait à l’époque. S’agissant de l’Espagne, Hobsbawm pensait surtout au Pays basque, tandis que c’est désormais la Catalogne qui est au centre des préoccupations. Et pour ce qui est du Canada, on n’entend guère plus parler de séparatisme au Québec.
Faire des prédictions n’est pas chose aisée, surtout lorsqu’il s’agit de l’avenir. De nos jours, Hobsbawm devrait inclure à sa liste le Royaume-Uni, où le Brexit a apporté de l’eau au moulin des séparatistes écossais. Un avis que partage le philosophe politique belge Anton Jäger, qui, sur le blog de la New Left Review , écrit que les Britanniques devraient rester sur le qui-vive davantage que les Belges. Il y soutient que la Belgique, coincée entre le fédéralisme et le régionalisme, se dirige plutôt vers une « dissolution sans implosion totale ».
La continuité belge
Les conflits existentiels peuvent voir leur intensité évoluer plus vite que leur nature ne le laisse penser, mais, parallèlement, les conflits internes semblent aussi acquérir un caractère national-existentiel plus rapidement. L’Italie, par exemple, a connu des hauts et des bas : le séparatisme a eu le vent en poupe dans le nord du pays, en Padanie, à la faveur du triomphe d’un parti d’extrême droite, mais le soufflé est retombé dès que la Lega Nord s’est mise à nourrir des ambitions nationales, retirant au passage ses revendications régionalistes du nom du parti.
La Belgique, à cet égard, fait preuve d’une plus grande continuité. Voilà en effet déjà quelques décennies, au fil des réformes successives de l’État, qu’elle semble s’acheminer vers une mort douce. Ces dix dernières années, c’est à peine si la formation d’un gouvernement fédéral est encore possible Une situation qui lui vaut d’être perçue, à l’étranger, comme « l’État défaillant le plus prospère au monde » (comme l’a qualifiée l’hebdomadaire britannique The Economist ) ou, par Jäger, comme « le pays le plus improbable d’Europe occidentale ».
Depuis quelque temps déjà, le monde anglo-saxon voit la Belgique comme une curiosité amusante, une anomalie inoffensive de l’histoire qui ne traite sa singularité nationale que comme une sorte d’ergothérapie. Jäger cite ainsi l’écrivain britannique Malcolm Bradbury, qui estimait que la « vie ordinaire » des Belges consistait à « déguster des pralines, esquinter leurs belles voitures et se demander si la Belgique est un véritable pays » – observation que Bradbury formula d’ailleurs à la fenêtre d’un restaurant chic de la Grand-Place de Bruxelles.
Pas plus « artificielle » que les autres
La question de l’identité de la Belgique a pris un tour nettement moins hypothétique ou contingent lorsque des économistes tels que le Britannique John Lanchester et l’Américain Paul Krugman ont fait observer que lors de la crise financière de 2010, faute de disposer d’un gouvernement fédéral en mesure de prendre de grandes décisions, la Belgique a été épargnée par les pires excès des politiques d’austérité pilotées au niveau européen.
Les politiques appliquées alors l’ont été par défaut et non en vertu de choix réfléchis. Cela se ressent encore dans l’état des finances publiques, mais a aussi permis d’éviter une importante casse sociale. Et cela explique pourquoi la Belgique bénéficie aujourd’hui, face à la crise liée au COVID-19, d’un système de soins de santé plus solide que, disons, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, où les élites politiques ont cédé aux sirènes de la rigueur et du dégraissage de l’appareil d’État — des actions dont la pertinence est désormais relativisée au niveau international.
Cet état de fait n’a pas non plus porté préjudice à l’économie, quoi qu’en disent les économistes classiques ou les patrons — eux qui enrobent (ou dissimulent) leur critique d’une prétendue inertie socio-économique dans la revendication d’une fédéralisation plus poussée. Ainsi, les aspirations d’une Wallonie de gauche (ou d’une Bruxelles écolo) n’entraveraient plus les priorités d’une Flandre de droite. Récemment, même le Vlaams Belang s’y est mis. Le parti populiste, qui aime se présenter comme le défenseur des petites gens, a en effet déploré que le gouvernement fédéral ne limite pas les allocations de chômage dans le temps, en arguant du prétexte futile que seuls les francophones en bénéficieraient.
Dans son remarquable article, Jäger touche au cœur du problème en établissant un lien entre l’agonie de la Belgique et les profondes transformations qui affectent les partis politiques partout en Europe, au premier rang desquelles l’étiolement du centre classique. La Belgique de 1830, bâtie sur une large assise populaire, n’a jamais été plus « artificielle » ou « contre nature » que les autres États-nations européens. Elle a puisé sa continuité dans un curieux mélange, à l’origine plutôt élitiste, de libéralisme bourgeois sur le plan économique et d’hégémonie catholique sur le plan culturel, auquel la social-démocratie a ajouté son « joyau » (selon les termes de Jäger) : la sécurité sociale.
La « grandiloquence » du confédéralisme
L’avant-goût d’une « nouvelle » Belgique, politiquement dominée par la Flandre, qu’a offert la coalition « suédoise » en 2014-2018 aux électeurs du centre, dont bon nombre étaient déjà désemparés, en a déçu plus d’un. Pourquoi ? Parce que la Suédoise a fait peser une pression trop forte sur cet acquis social qui garantit le bien-être de tant de citoyens ?
À l’époque, le président de la N-VA, Bart De Wever, a essuyé un double échec : d’abord avec ce fiasco électoral sans précédent, puis avec son incapacité à faire de son parti le pivot de la coalition suivante. Depuis lors, sa vision nationaliste se résume aux intérêts portuaires d’Anvers et il met les Flamands des classes laborieuses hors jeu en les considérant comme des « passifs » encombrants. Pour Jäger, la « grandiloquence » avec laquelle il espère imposer son « confédéralisme » en 2024 relève donc davantage du désespoir que de la ténacité. D’autant plus qu’en matière de populisme nativiste ou économique, la N-VA ne pourra jamais damer le pion à son grand rival, le Vlaams Belang.
Le hasard des urgences récentes — la pandémie ainsi que la crise énergétique et climatique — a, encore une fois par défaut, ramené l’attention politique sur le pouvoir fédéral. Sans compter que le gouvernement flamand, dans son complexe d’infériorité institutionnelle, privilégie toujours les symboles nationalistes au leadership politique.
Enfin, le fait que seule une petite minorité de Flamands souhaitent définitivement sortir de la Belgique demeure un fait démocratique ; les trophées de chasse nationalistes n’y changeront rien. Si près de la moitié de la Flandre vote pour des partis séparatistes, c’est également, souvent, par défaut — en raison du renoncement des politiques centristes, toujours associée à la Belgique, ce qui met en péril le patrimoine national de la justice sociale et de la sécurité. Car en définitive, les « blocages » fédéraux périodiques ne sont rien d’autre que l’œuvre des hommes — soyons plus précis : des responsables politiques.