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  ARM Give a man a fire and he's warm for a day, but set fire to him and he's warm for the rest of his life (Terry Pratchett, Jingo)

Piétons et cyclistes, une amitié révolue?

([Opinions, Société] 2025-12-01 (De Standaard))


Soir de semaine. Les pavés du piétonnier bruxellois luisent sous la bruine. Le choc est inéluctable. Seul le garçon sur sa trottinette électrique semble ne se rendre compte de rien. Il ne mesure pas sa vitesse avant le virage. Une seconde plus tard, il renverse un homme qui passait là, au mauvais endroit au mauvais moment. Le jeune s’excuse. Le passant s’assure qu’il n’a rien de cassé. « Ça va », balbutie-t-il finalement. Les témoins lèvent les bras au ciel, l’exaspération est palpable. « Ah ben voilà ! »

Quelques jours plus tard, même ville, autre endroit. Nous sommes à la Porte d’Anvers, à hauteur d’un passage pour piétons qui traverse la piste cyclable et la Petite Ceinture. Une bande des plus clinquantes, sur laquelle trottinettes et cyclistes filent à toute allure aux heures de pointe. Si vous avez le malheur de vouloir traverser, préparez-vous à passer un sale quart d’heure : coups de sonnette, insultes et doigts d’honneur. Pourtant, c’est votre droit, comme le confirme par mail l’Institut belge pour la sécurité routière Vias : les cyclistes et les autres utilisateurs d’une piste cyclable doivent céder le passage aux piétons.

Autant de situations réelles, vécues par une piétonne. Un cycliste peut en raconter tout autant. Ces piétons qui déambulent un peu partout, qui sortent de nulle part. À l’évidence, il s’est passé quelque chose. Une alliance a été rompue. À bas bruit. Avant, les cyclistes et les piétons faisaient front commun contre l’agressivité de la circulation. La coalition des faibles et des vulnérables. Aujourd’hui, la ligne de fracture est visible. Ça fait mal, c’est comme une trahison. Nous étions quand même amis, autrefois ?

Ce n’est pas qu’un ressenti, c’est un fait. Vias l’affirme : les conflits entre deux-roues et piétons augmentent dans les zones piétonnes. « Un incident sur cinq se produisant en zone piétonne implique un piéton et un cycliste. Pour les incidents impliquant une trottinette électrique, c’est même 2 sur 5 (40 %) », lit-on dans un [1]communiqué de presse sur leur site .

Bruxelles n’est pas la seule. Baladez-vous dans une rue de Louvain ou sur le Meir à Anvers et vous sentirez là aussi rapidement le souffle des deux-roues dans votre nuque. Certaines villes ont toutefois déjà décidé d’interdire l’accès aux rues piétonnes pendant les heures de pointe aux cyclistes. La ville de Bruxelles va encore plus loin : début 2026, les deux-roues ne pourront plus circuler en zone piétonne. Comment se déplacer en ville alors ? En se faufilant dans les rues parallèles ? Le piéton ne peut que ressentir de l’empathie et un peu de culpabilité pour son ancien ami et penser : « Dommage, mais tu l’as bien cherché, mon pote ! »

A relire

[2]Le vélo-cargo remplace de plus en plus souvent la deuxième voiture

Lutte acharnée pour ce qu’il reste d’espace



Le plus absurde dans cette histoire ? Ce clash entre les deux est la conséquence d’une tendance plutôt réjouissante. Pour peu qu’il soit ancré dans son époque, le citadin du 21e siècle se déplace en effet à vélo, à vélo électrique, en trottinette, à vélo cargo ou – Dieu nous en préserve – en fatbike. Ce petit espace que nous avions déjà doit être partagé entre deux anciens amis. Quant aux relations amicales, si vous vous marchez sur les pieds, les frictions et les frustrations vont inévitablement s’installer.

Le problème est aussi lié à la nature même des protagonistes en présence. Le piéton veut pouvoir se promener librement, changer de direction sans réfléchir, s’arrêter pour consulter son smartphone, faire défiler l’écran au hasard des applications. Quant aux vélos et aux trottinettes, ils veulent simplement filer. Tout droit. Sans obstacle. Aussi vite que possible.

« Rivalité d’espace », tel est le diagnostic de Kris Peeters, expert en mobilité (PXL). « On observe une lutte acharnée pour le reste de l’espace disponible. ‘Le reste’, car la majorité de l’espace est toujours réservé pour les voitures. » « L’effet d’évincement ». Autre terme jargonneux dont il nous gratifie. Il renvoie à la façon dont un utilisateur de la route en pousse un autre. Les infrastructures, inadaptées, n’arrangent rien. Comme lorsque les voitures n’ont d’autre choix que du faire du frotti-frotta avec les vélos, ce qui pousse ces derniers à se déporter sur le trottoir, trottoir qui devient de plus en plus petit à cause des voitures qui sont de plus en plus imposantes, nécessitant donc des places de parking plus larges, et ainsi de suite. Une pyramide alimentaire faite de tôles, de métal et de traces de semelle. La loi de la jungle urbaine.

Le vélo, c’est comme le jazz



La vitesse, au-delà du nombre envahissant de deux-roues, joue aussi un rôle. Les flâneurs à vélo ont disparu, les batteries sont partout. « Nous sommes en passe de perdre ce qui était si beau avec le vélo, déplore Kris Peeters. Le vélo, c’est comme le jazz. Improviser, établir un contact visuel, communiquer avec spontanéité, se faire comprendre par de petits gestes. Mais cela ne peut fonctionner que tant que les deux groupes restent proportionnés en vitesse et en nombre. Dès que cet équilibre disparaît, la communication spontanée ne fonctionne plus et les conflits surgissent. Pour sûr, lorsque les cyclistes portent un casque à visière ou les trottinettistes une écharpe autour de leur tête, cela ne facilite pas les choses. »

Et c’est ainsi que ces amis de toujours tombent inexorablement dans le même piège que les automobilistes, quelques décennies avant eux : un déplacement déshumanisé d’êtres sans visage. Kris Peeters ajoute encore une pincée de pessimisme culturel, pointant un symptôme de l’air du temps. « À une époque où tout doit toujours être plus rapide et efficace, où le temps est plus que jamais de l’argent, nous risquons de nous voir dans l’espace public comme des obstacles et plus comme des semblables en mouvement. Le danger ? Que nous perdions un peu (plus) de notre humanité. »

A relire

[3]Se passer de sa voiture ? Oui, c’est possible, mais…



[1] https://www.vias.be/fr/newsroom/les-pietonniers-sources-de-conflits-entre-pietons-et-deux-roues/

[2] https://daardaar.be/rubriques/societe/le-velo-cargo-remplace-de-plus-en-plus-souvent-la-deuxieme-voiture/

[3] https://daardaar.be/rubriques/travail-sante/se-passer-de-sa-voiture-oui-cest-possible-mais/



Absence in love is like water upon fire; a little quickens, but much
extinguishes it.
-- Hannah More