Cartes de vœux et télévision en famille: comment la technologie fait disparaître nos traditions
([Société] 2025-12-01 (De Standaard))
- Reference: 2025-12_john-moeses-bauan-Oj-G9GYlLr0-unsplash-255x170
- News link: https://daardaar.be/rubriques/societe/cartes-de-voeux-et-television-en-famille-comment-la-technologie-fait-disparaitre-nos-traditions/
- Source link: https://www.standaard.be/opinies/van-kerstkaartjes-sturen-tot-samen-tv-kijken-het-is-technologie-die-onze-tradities-ondermijnt/114679479.html
L’autre jour, j’ai lu dans [1]The Economist un article dont le ton, inhabituellement léger pour l’hebdomadaire britannique, m’a semblé révélateur de notre époque. Après quatre cents ans de bons et loyaux services, la poste nationale danoise cessera, le 30 décembre, la distribution de lettres et de cartes. Une première en Europe. Le trop faible volume de courrier, dont le nombre a chuté de 90 % en vingt-cinq ans, ne permet plus de garantir la rentabilité du système.
Les Danois écrivent des e-mails, des SMS, des messages WhatsApp. Ils se parlent en visio, s’échangent des vocaux, publient tout ce qui leur passe par la tête sur X, Facebook, YouTube, TikTok et Insta. L’idée de faire parvenir leurs vœux à un destinataire lointain sur une malheureuse feuille de papier ou un carton imprimé, en passant par une longue chaîne de mains expertes et de machines, leur paraît aujourd’hui absurde et aussi inutilement compliquée que s’ils devaient confectionner leurs propres vêtements à partir de lin filé à la main.
Et pourtant, je mettrais volontiers ma main à couper que beaucoup éprouvent une forme de nostalgie en repensant à l’époque où une lettre ou une carte postale trouvée dans leur boîte aux lettres les remplissait de joie. Et si on leur demandait ce que leur évoque le mot « carte de Noël », je suis sûr qu’ils parleraient de convivialité, de lien, de vivre-ensemble. Envoyer des cartes de vœux était une tradition culturelle au sens le plus noble : une coutume ancienne qui remonte au XVe siècle, respectée de tous (la production de masse a débuté au milieu du XIXe) et dont la seule fonction était de créer du lien. Et voilà qu’elle disparaît à bas bruit, sans que personne ne s’en émeuve, alors que j’y vois une atteinte flagrante à notre art de vivre.
À l’évidence, cette évolution est portée par l’innovation technologique, le moteur le plus puissant du changement culturel, et donc de l’érosion de pratiques et de traditions autrefois fédératrices. Et comme cette évolution se présente comme une force abstraite, inéluctable, dont on perçoit d’abord les avantages avant d’en mesurer les effets pervers, elle suscite moins de résistance que d’autres facteurs de transformation culturelle, comme la migration.
A relire
[2]La liste de nos envies déterminée par les algorithmes: adieu la magie de Saint-Nicolas
Ce changement se cache sous la forme d’une grande banalité. Pris isolément, chaque exemple semble futile. En ouvrant mon journal hier, je me suis rendu compte que je connaissais le vainqueur de la dernière saison de « De slimste mens ter wereld » ( célèbre quiz télévisé diffusé sur Één, ndlr), un certain Felix Heremans. Enfin, quand j’écris « je le connais », il ne faut pas comprendre « personnellement » : je savais juste qu’il était atteint d’autisme et qu’il avait participé au jeu.
Autrefois, on regardait l’émission en famille. Pas toujours avec le plus grand enthousiasme, je n’ai jamais été très friand de quiz télé, mais c’était, disons-le, une tradition. Aujourd’hui, deux personnes au sein de mon foyer voient encore passer quelques images de cette émission, chacune de son côté, sur son écran, quand l’envie leur prend. Je tombe ainsi à l’occasion sur des extraits, sous forme de reels , toujours construits de la même manière : Erik Van Looy pose une question, un candidat ou un membre du jury répond par une plaisanterie, puis Van Looy éclate de rire, reconnaissable parmi tous. Reel suivant : même schéma. À vrai dire, je ne sais même pas pourquoi je regarde. Je ne connais plus ces gens. Regarder la télévision en famille ne fait plus partie des traditions à la maison. Puisque les plateformes nous proposent des contenus plus adaptés à nos goûts, pourquoi perdre son temps ? Et pourtant, la nostalgie de ces moments en famille refait régulièrement surface. Des moments chaleureux, rassurants, qui favorisaient la cohésion sociale, car partout, dans tous les foyers, d’autres familles vivaient la même chose au même moment.
A relire
[3]{Pour la petite histoire} Les réseaux sociaux, ces petits villages
Ainsi la technologie numérique s’immisce-t-elle dans nos vies. Elle caresse les individus que nous sommes dans le sens du poil : pourquoi regarder une émission, écouter de la musique ou lire un article qui ne correspond pas exactement à ce que nous sommes et à ce que nous voulons consommer à l’instant T ? L’effet collatéral : le délitement de la culture que nous partagions autrefois, née de la relative rareté des contenus, morcelée aujourd’hui en une multitude de sous-cultures appartenant à une plus grande communauté mondialisée, une diaspora de semblables.
Dans une rétrospective récente consacrée aux évolutions médiatiques, j’ai lu un article sur Lex Fridman, l’un des podcasteurs les plus populaires du moment. Il compte cinq millions d’abonnés sur YouTube. Ses interviews totalisent plus d’un milliard de vues. Je n’en avais jamais entendu parler. J’ai envisagé d’en regarder quelques-unes, l’article les décrivait comme excellentes. Mais elles durent toutes trois heures ou plus, et je suis déjà d’autres podcasts. Et qui dit que, dans l’immensité d’Internet, il n’existe pas encore dix, cent ou mille figures comparables, chacune suivie par des millions de personnes, et totalement inconnue du reste du monde ?
Quand je repense à l’année que je viens de passer à écrire des billets d’humeur dans ce quotidien, le constat le plus marquant est sans doute celui-ci : bien plus souvent qu’avant, je me suis demandé si le sujet que j’envisageais d’aborder faisait encore partie de l’univers de référence d’un nombre suffisant de lecteurs. Existerait-il encore suffisamment de personnes qui sauraient de quoi il retourne ? Capables de s’identifier à ma réflexion ? Quelques thèmes semblent universellement intéresser le monde – Trump, Gaza –, mais ils sont déjà largement couverts. Dès que je m’en éloigne, je ne vois plus que des bribes, un intérêt morcelé. Bien plus souvent qu’autrefois, je me suis demandé si nous partagions encore, vous et moi, un socle culturel commun.
Pendant ce temps, dans l’espace culture, d’aucuns en appellent constamment à plus d’interconnexion. Les interviews de jeunes acteurs de la société sont saturées de mots comme « inclusion », « connexion », « empathie », « vivre-ensemble », d’expressions comme « se serrer les coudes » ou « créer du lien ». Dans les campagnes de communication autour de « [4]De Warmste Week » (équivalent flamand de Viva for Life, ndlr) ou, à l’autre extrémité du spectre, dans les injonctions à renouer avec la fierté de notre peuple, de notre culture, de nos traditions, de notre identité, et à s’opposer à tous ceux qui veulent les fragiliser.
Pendant ce temps, le véritable facteur de destruction, lui, reste largement passé sous silence.
A relire
[5]Gand appelle ses habitants à manger leur sapin: une idée indigeste
[1] https://www.economist.com/europe/2025/11/27/denmark-gets-ready-to-cancel-christmas-cards
[2] https://daardaar.be/rubriques/opinions/la-liste-de-nos-envies-determinee-par-les-algorithmes-adieu-la-magie-de-saint-nicolas/
[3] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/pour-la-petite-histoire-les-reseaux-sociaux-ces-petits-villages/
[4] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/en-quoi-consiste-de-warmste-week-le-viva-for-life-flamand/
[5] https://daardaar.be/rubriques/politique/gand-manger-sapin-noel/
Les Danois écrivent des e-mails, des SMS, des messages WhatsApp. Ils se parlent en visio, s’échangent des vocaux, publient tout ce qui leur passe par la tête sur X, Facebook, YouTube, TikTok et Insta. L’idée de faire parvenir leurs vœux à un destinataire lointain sur une malheureuse feuille de papier ou un carton imprimé, en passant par une longue chaîne de mains expertes et de machines, leur paraît aujourd’hui absurde et aussi inutilement compliquée que s’ils devaient confectionner leurs propres vêtements à partir de lin filé à la main.
Et pourtant, je mettrais volontiers ma main à couper que beaucoup éprouvent une forme de nostalgie en repensant à l’époque où une lettre ou une carte postale trouvée dans leur boîte aux lettres les remplissait de joie. Et si on leur demandait ce que leur évoque le mot « carte de Noël », je suis sûr qu’ils parleraient de convivialité, de lien, de vivre-ensemble. Envoyer des cartes de vœux était une tradition culturelle au sens le plus noble : une coutume ancienne qui remonte au XVe siècle, respectée de tous (la production de masse a débuté au milieu du XIXe) et dont la seule fonction était de créer du lien. Et voilà qu’elle disparaît à bas bruit, sans que personne ne s’en émeuve, alors que j’y vois une atteinte flagrante à notre art de vivre.
À l’évidence, cette évolution est portée par l’innovation technologique, le moteur le plus puissant du changement culturel, et donc de l’érosion de pratiques et de traditions autrefois fédératrices. Et comme cette évolution se présente comme une force abstraite, inéluctable, dont on perçoit d’abord les avantages avant d’en mesurer les effets pervers, elle suscite moins de résistance que d’autres facteurs de transformation culturelle, comme la migration.
A relire
[2]La liste de nos envies déterminée par les algorithmes: adieu la magie de Saint-Nicolas
À chacun ses reels
Ce changement se cache sous la forme d’une grande banalité. Pris isolément, chaque exemple semble futile. En ouvrant mon journal hier, je me suis rendu compte que je connaissais le vainqueur de la dernière saison de « De slimste mens ter wereld » ( célèbre quiz télévisé diffusé sur Één, ndlr), un certain Felix Heremans. Enfin, quand j’écris « je le connais », il ne faut pas comprendre « personnellement » : je savais juste qu’il était atteint d’autisme et qu’il avait participé au jeu.
Autrefois, on regardait l’émission en famille. Pas toujours avec le plus grand enthousiasme, je n’ai jamais été très friand de quiz télé, mais c’était, disons-le, une tradition. Aujourd’hui, deux personnes au sein de mon foyer voient encore passer quelques images de cette émission, chacune de son côté, sur son écran, quand l’envie leur prend. Je tombe ainsi à l’occasion sur des extraits, sous forme de reels , toujours construits de la même manière : Erik Van Looy pose une question, un candidat ou un membre du jury répond par une plaisanterie, puis Van Looy éclate de rire, reconnaissable parmi tous. Reel suivant : même schéma. À vrai dire, je ne sais même pas pourquoi je regarde. Je ne connais plus ces gens. Regarder la télévision en famille ne fait plus partie des traditions à la maison. Puisque les plateformes nous proposent des contenus plus adaptés à nos goûts, pourquoi perdre son temps ? Et pourtant, la nostalgie de ces moments en famille refait régulièrement surface. Des moments chaleureux, rassurants, qui favorisaient la cohésion sociale, car partout, dans tous les foyers, d’autres familles vivaient la même chose au même moment.
A relire
[3]{Pour la petite histoire} Les réseaux sociaux, ces petits villages
Ainsi la technologie numérique s’immisce-t-elle dans nos vies. Elle caresse les individus que nous sommes dans le sens du poil : pourquoi regarder une émission, écouter de la musique ou lire un article qui ne correspond pas exactement à ce que nous sommes et à ce que nous voulons consommer à l’instant T ? L’effet collatéral : le délitement de la culture que nous partagions autrefois, née de la relative rareté des contenus, morcelée aujourd’hui en une multitude de sous-cultures appartenant à une plus grande communauté mondialisée, une diaspora de semblables.
Dans une rétrospective récente consacrée aux évolutions médiatiques, j’ai lu un article sur Lex Fridman, l’un des podcasteurs les plus populaires du moment. Il compte cinq millions d’abonnés sur YouTube. Ses interviews totalisent plus d’un milliard de vues. Je n’en avais jamais entendu parler. J’ai envisagé d’en regarder quelques-unes, l’article les décrivait comme excellentes. Mais elles durent toutes trois heures ou plus, et je suis déjà d’autres podcasts. Et qui dit que, dans l’immensité d’Internet, il n’existe pas encore dix, cent ou mille figures comparables, chacune suivie par des millions de personnes, et totalement inconnue du reste du monde ?
Fragmentation généralisée
Quand je repense à l’année que je viens de passer à écrire des billets d’humeur dans ce quotidien, le constat le plus marquant est sans doute celui-ci : bien plus souvent qu’avant, je me suis demandé si le sujet que j’envisageais d’aborder faisait encore partie de l’univers de référence d’un nombre suffisant de lecteurs. Existerait-il encore suffisamment de personnes qui sauraient de quoi il retourne ? Capables de s’identifier à ma réflexion ? Quelques thèmes semblent universellement intéresser le monde – Trump, Gaza –, mais ils sont déjà largement couverts. Dès que je m’en éloigne, je ne vois plus que des bribes, un intérêt morcelé. Bien plus souvent qu’autrefois, je me suis demandé si nous partagions encore, vous et moi, un socle culturel commun.
Pendant ce temps, dans l’espace culture, d’aucuns en appellent constamment à plus d’interconnexion. Les interviews de jeunes acteurs de la société sont saturées de mots comme « inclusion », « connexion », « empathie », « vivre-ensemble », d’expressions comme « se serrer les coudes » ou « créer du lien ». Dans les campagnes de communication autour de « [4]De Warmste Week » (équivalent flamand de Viva for Life, ndlr) ou, à l’autre extrémité du spectre, dans les injonctions à renouer avec la fierté de notre peuple, de notre culture, de nos traditions, de notre identité, et à s’opposer à tous ceux qui veulent les fragiliser.
Pendant ce temps, le véritable facteur de destruction, lui, reste largement passé sous silence.
A relire
[5]Gand appelle ses habitants à manger leur sapin: une idée indigeste
[1] https://www.economist.com/europe/2025/11/27/denmark-gets-ready-to-cancel-christmas-cards
[2] https://daardaar.be/rubriques/opinions/la-liste-de-nos-envies-determinee-par-les-algorithmes-adieu-la-magie-de-saint-nicolas/
[3] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/pour-la-petite-histoire-les-reseaux-sociaux-ces-petits-villages/
[4] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/en-quoi-consiste-de-warmste-week-le-viva-for-life-flamand/
[5] https://daardaar.be/rubriques/politique/gand-manger-sapin-noel/