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  ARM Give a man a fire and he's warm for a day, but set fire to him and he's warm for the rest of his life (Terry Pratchett, Jingo)

La liste de nos envies déterminée par les algorithmes: adieu la magie de Saint-Nicolas

([Opinions] 2025-12-01 (De Morgen))


La semaine dernière, c’était Black Friday. La fête du consumérisme. Les paniers des boutiques en ligne ont débordé, les clients ont joué des coudes dans les centres commerciaux, où bouilloires, gaufriers et woks se sont arrachés comme des petits pains. Les serveurs de paiement ont suffoqué sous le poids des centaines de millions d’euros passant de compte en compte. Alors qu’on nous répète à l’envi que les temps sont durs, aux caisses, l’adrénaline a coulé à flots. Les chanceux ont profité de bonnes affaires, les autres ont payé le prix fort.

Il y a dix ans, la Flandre ne connaissait guère ce Black Friday. Dans mon enfance, la fin novembre était le territoire exclusif de Saint-Nicolas. On décomptait les jours jusqu’au 6 décembre en chantant des comptines. Ce fut une période qui suivait un autre rythme, fondée sur d’autres valeurs.

Cette année, beaucoup de familles n’ont pas trouvé dans leur boîte aux lettres le traditionnel catalogue de jouets. Pour des centaines de milliers d’enfants, cette brochure aux mille couleurs était le point de départ de l’enchantement qui menait à la fête du grand Saint. « Oh viens voir maman ! » On s’extasiait en feuilletant le fascicule. Je me revois gamberger, pesant le pour et le contre durant des jours : la grue électrique, la boîte de magicien, ou cette caserne de pompiers rouge et blanche en Lego, dont mes parents, pour une raison qui m’échappait, raffolaient tant.

On découpait les objets de nos désirs, on les collait sur une grande feuille blanche. Saint-Nicolas prendrait la décision finale. Puis venait le moment d’écrire notre lettre polie, qui illustrait soudain pourquoi l’école insistait tant sur l’orthographe. Ce n’était pas consommer pour consommer. C’était anticiper, imaginer, rêver : la poésie des désirs de l’enfance.

Compulser le catalogue, c’était pratiquer une activité lente, tactile. Pas de gratification instantanée, pas d’algorithmes nous glissant des suggestions en se fiant à nos recherches. La brochure était synonyme de plaisir partagé avec les parents, de cœur battant d’impatience. Il nous apprenait aussi à faire des choix, à établir des priorités, à accepter l’incertitude. Et à comprendre qu’on ne peut pas tout avoir, que les limites peuvent être plus stimulantes que l’abondance.

A relire

[1]Black Friday : la gratuité a toujours un prix

Il y avait place pour la surprise, parfois la déception, et pour ce moment suspendu où le saint passait dans la nuit, alors qu’au-dehors, les arbres frissonnaient sous les bourrasques. Parmi la guimauve, les figurines en chocolat, le massepain et les mandarines, le cadeau tant attendu apparaissait enfin. La caserne de pompiers rouge et blanche, évidemment. Nous étions aux anges, pour nous-mêmes et pour nos parents.

Aujourd’hui, la version officielle dit que les catalogues papier coûtent cher et nuisent à l’environnement. Les parents passent désormais commande en ligne, en faisant défiler les pages du catalogue virtuel à l’écran. Un clic, un paiement, deux jours plus tard, le colis est là. Plus d’attente, plus de lettre envoyée en Espagne. La version numérique est pratique, mais creuse, froide, anonyme. La magie s’est évaporée. Saint-Nicolas s’est mué en e-mail de confirmation.

L’algorithme connaît la liste de nos envies avant nous, observe vos clics, fait surgir « d’autres ont aussi acheté » et revend vos désirs à des annonceurs qui se chargeront de nous souffler ce qu’il nous manque encore. Un Saint-Nicolas omniscient, sans mitre et sans mystère.

Les fêtes, désormais, s’enchaînent sans transition. Halloween n’est pas terminée que les premiers sapins apparaissent dans les jardineries. Black Friday s’incruste entre les deux, en bon produit importé d’Amérique que nous adoptons avec toujours plus d’avidité. Saint-Nicolas tient le coup, mais doit rivaliser avec le père Noël, lui-même talonné par les soldes d’hiver. À peine le Nouvel An passé, voici déjà les cœurs de la Saint-Valentin et les œufs de Pâques.

C’est comme le « Christmas Creep », mais pour toutes les fêtes : l’expansion continue de la période de Noël jusqu’à ne former qu’une seule et longue saison d’achats, d’octobre à avril. Le calendrier en est réduit à un rôle protocolaire ; ce sont désormais les publicitaires qui décident quand il est temps de sortir fantômes, bateaux à vapeur, cœurs ou lapins en chocolat, de préférence tous en même temps dans la même allée du supermarché.

Résultat : une sensation d’urgence permanente. Achetez maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. Trop tard pour quoi ? La fête suivante attend déjà. Nous courrons tous de bon gré dans la même roue de hamster, en cédant à la pression commerciale qui nous fait croire que « c’est l’occasion où jamais », quel que soit le moment de l’année.

Là où la nature et la liturgie structuraient autrefois l’année, la publicité nous dicte désormais les saisons : ce sont aujourd’hui les services marketing qui sont aux manettes. Alors autant s’y faire : joyeuses Pâques à toutes et tous !

A relire

[2]Gand appelle ses habitants à manger leur sapin: une idée indigeste



[1] https://daardaar.be/rubriques/societe/black-friday-la-gratuite-a-toujours-un-prix/

[2] https://daardaar.be/rubriques/politique/gand-manger-sapin-noel/



A song in time is worth a dime.