Concours Reine Elisabeth: cinq femmes en finale… mais que des hommes sur le podium
([Culture et Médias] 2025-06-01 (De Standaard))
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Il n’y avait qu’une chance sur 132 que cela se produise, et c’est pourtant arrivé : aucune des femmes finalistes du concours Reine Élisabeth, consacré cette année au piano, n’a été sélectionnée parmi les six lauréats. Sofie Taes analyse à la loupe ce qui s’apparente à un plafond de verre.
D’un point de vue statistique, la probabilité qu’aucune des cinq finalistes féminines (sur douze au total) ne soit désignée lauréate du concours Reine Élisabeth était minime : 0,76 %. C’est toutefois ce qui s’est passé : les six prix ont tous été remportés par des hommes.
Un palmarès qui laisse songeur. Ce concours présente pendant des semaines les plus grands talents de la musique. On est dès lors en droit d’espérer qu’il couronne simplement les meilleurs, indépendamment de leur sexe, de leur genre, de leur apparence ou de leurs origines. Pour gagner le concours, il ne suffit évidemment pas d’additionner de bons points objectivement mesurables. Il y a le moment, la magie de la représentation, l’étincelle insaisissable qui jaillit entre le pianiste, la musique et la salle. Et puis il y a les goûts, les préférences, les attentes — dans le public comme au sein du jury. Mais 0,76 %, quand même… Difficile de tout mettre sur le compte du hasard.
[1]À quoi ressemble la scène jazz en Flandre?
Les chiffres des étapes précédentes de cette édition vont également dans ce sens. Un exemple : la sous-représentation chronique des femmes au premier tour (elles ne constituaient qu’un cinquième des candidats). Ce n’est malheureusement pas illogique : les grands concours musicaux sont traditionnellement dominés par les hommes. Mais ce qui est encore plus frappant, c’est que les douze pianistes qui se sont présentées au départ s’en sont, en moyenne, très bien tirées : 30 % des demi-finalistes et même 42 % des finalistes étaient des femmes. Il ne s’agit donc pas d’une exclusion systématique. Au contraire : une fois sélectionnées, les pianistes se révèlent exceptionnellement douées, peut-être précisément parce qu’elles ne se lancent dans un concours aussi éprouvant que lorsqu’elles sont particulièrement sûres d’elles-mêmes. On comprend d’autant moins qu’elles restent encore sur la touche à l’heure de remettre les prix. Pourquoi ce manque de reconnaissance envers des candidates pourtant solides ?
Ce n’est sûrement pas le talent qui leur fait défaut, comme elles l’ont montré la semaine dernière. Faut-il, alors, blâmer le jury ? Non (du moins, espérons-le). Mais le fait est que ce sont des idéaux masculins conventionnels qui sont la pierre de touche de ce type de concours. L’histoire du piano se reflète dans celle d’un monde où les femmes n’ont été reconnues comme des artistes à part entière que tardivement et laborieusement. Le piano est pourtant considéré comme un instrument approprié — c’est-à-dire civilisé — depuis le XVII e siècle. Mais il était interdit aux femmes de faire carrière dans la musique : donner des concerts, partir en tournée ou chercher la reconnaissance du public — tout cela ne cadrait pas avec les normes genrées.
Il y a pourtant eu des pianistes femmes de très haute volée, c’est incontestable. Clara Schumann, Fanny Mendelssohn, Louise Farrenc et Teresa Carreño étaient des musiciennes phénoménales, mais elles ont dû lutter pour se faire une place sur scène sans se laisser décourager par ceux qui les réduisaient à des bêtes de foire. Et aussi célèbres fussent-elles, dans le milieu de la musique, les femmes étaient toujours, avant tout, « madame » : l’épouse, la fille, l’élève ou la muse de.
[2]Quand le hip-hop flamand passe de l’underground au mainstream
Du reste, l’archétype du virtuose masculin canonisé au XIX e siècle — Franz Liszt en est l’exemple parfait — se répercute encore sur notre époque. Liszt n’était pas un pianiste ordinaire : il incarnait le charisme artistique et la suprématie physique sur l’instrument, il dirigeait l’orchestre et menait son public. Or, cette représentation de la virtuosité n’a rien de neutre. Elle s’accompagne d’un profil physique (mouvements amples des bras, toucher puissant), voire d’une sorte de possession héroïque que les codes culturels considèrent comme « masculins ».
Personne n’ose le dire tout haut, mais les caractéristiques physiques telles que l’envergure des mains, la force musculaire et la stature continuent d’influer sur l’appréciation des prestations, en particulier face à un répertoire exigeant tel que les concertos de Prokofiev, de Brahms ou de Rachmaninov. De grandes mains, de longs bras et une carrure robuste permettent d’atteindre plus facilement un volume sonore impressionnant, ce qui n’est pas négligeable dans le cadre d’un concours. En revanche, si une femme joue sur cette même corde, on lui reprochera souvent d’en faire trop, d’être excentrique ou artificielle. Une autre stratégie consiste à compenser par la finesse, la précision ou des doigtés alternatifs, mais cette subtilité n’est pas toujours appréciée à sa juste valeur. Bref, les femmes évoluent dans un cadre qui n’a jamais été conçu pour elles.
Qu’une chose soit claire : on ne nous entendra pas demander des places de lauréats symboliques. Imposer un quota est non seulement absurde, c’est aussi insultant. Les musiciennes de premier ordre n’ont pas besoin que le niveau soit adapté, mais que les règles du jeu soient équitables. Le comité organisateur du concours pourrait, par exemple, engager un débat sur ce que l’on entend par « être le meilleur » en 2025. S’il a besoin d’inspiration, qu’il se tourne vers la finaliste Jiaxin Min. Pendant les délibérations du jury, son nom était sur toutes les lèvres — que ce soit parmi les aficionados du concours, les experts ou les médias. Elle était parvenue à toucher tout ce monde grâce à des qualités qui ne figurent pas sur la feuille de notation du jury : une interprétation assurée mais impétueuse, une sensibilité musicale à tout crin et une présence unique. De sa bulle fragile, elle a tenu en haleine toute l’assistance. Non pas parce que son style était différent, mais bien parce qu’il était familier et faisait écho à l’époque actuelle. Comment est-il possible que la candidate qui a le plus séduit le public n’ait pas été récompensée ?
Pour conserver sa pertinence, un concours comme celui-là doit oser se faire le porte-voix de son temps. L’excellence technique est évidemment indispensable. S’il y a une constante à travers les siècles, c’est bien notre fascination pour les génies qui nous font voir l’inconcevable. Mais sans ouverture à un éventail plus large de sensibilités culturelles, un événement de cette envergure perd une partie de son potentiel à créer du lien, à inciter de jeunes candidats à accomplir de grandes choses, à faire souffler un vent de folie sur la musique classique, à attirer de nouveaux publics dans une salle comme Bozar. Car si nous continuons à décerner des prix comme nous le faisons depuis des dizaines d’années, le risque est grand que les nouvelles générations de virtuoses baissent les bras avant même d’avoir foulé la scène. Non parce qu’ils et elles ne pourront pas l’atteindre, mais parce qu’ils et elles refuseront d’être ce genre d’artistes.
[3]Le metal en Flandre: une scène qui s’exporte à l’international
[1] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/a-quoi-ressemble-la-scene-jazz-en-flandre/
[2] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/quand-le-hip-hop-flamand-passe-de-lunderground-au-mainstream/
[3] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/le-metal-en-flandre-une-scene-qui-sexporte-a-linternational/
D’un point de vue statistique, la probabilité qu’aucune des cinq finalistes féminines (sur douze au total) ne soit désignée lauréate du concours Reine Élisabeth était minime : 0,76 %. C’est toutefois ce qui s’est passé : les six prix ont tous été remportés par des hommes.
Un palmarès qui laisse songeur. Ce concours présente pendant des semaines les plus grands talents de la musique. On est dès lors en droit d’espérer qu’il couronne simplement les meilleurs, indépendamment de leur sexe, de leur genre, de leur apparence ou de leurs origines. Pour gagner le concours, il ne suffit évidemment pas d’additionner de bons points objectivement mesurables. Il y a le moment, la magie de la représentation, l’étincelle insaisissable qui jaillit entre le pianiste, la musique et la salle. Et puis il y a les goûts, les préférences, les attentes — dans le public comme au sein du jury. Mais 0,76 %, quand même… Difficile de tout mettre sur le compte du hasard.
[1]À quoi ressemble la scène jazz en Flandre?
Les chiffres des étapes précédentes de cette édition vont également dans ce sens. Un exemple : la sous-représentation chronique des femmes au premier tour (elles ne constituaient qu’un cinquième des candidats). Ce n’est malheureusement pas illogique : les grands concours musicaux sont traditionnellement dominés par les hommes. Mais ce qui est encore plus frappant, c’est que les douze pianistes qui se sont présentées au départ s’en sont, en moyenne, très bien tirées : 30 % des demi-finalistes et même 42 % des finalistes étaient des femmes. Il ne s’agit donc pas d’une exclusion systématique. Au contraire : une fois sélectionnées, les pianistes se révèlent exceptionnellement douées, peut-être précisément parce qu’elles ne se lancent dans un concours aussi éprouvant que lorsqu’elles sont particulièrement sûres d’elles-mêmes. On comprend d’autant moins qu’elles restent encore sur la touche à l’heure de remettre les prix. Pourquoi ce manque de reconnaissance envers des candidates pourtant solides ?
Amateurs bienvenus
Ce n’est sûrement pas le talent qui leur fait défaut, comme elles l’ont montré la semaine dernière. Faut-il, alors, blâmer le jury ? Non (du moins, espérons-le). Mais le fait est que ce sont des idéaux masculins conventionnels qui sont la pierre de touche de ce type de concours. L’histoire du piano se reflète dans celle d’un monde où les femmes n’ont été reconnues comme des artistes à part entière que tardivement et laborieusement. Le piano est pourtant considéré comme un instrument approprié — c’est-à-dire civilisé — depuis le XVII e siècle. Mais il était interdit aux femmes de faire carrière dans la musique : donner des concerts, partir en tournée ou chercher la reconnaissance du public — tout cela ne cadrait pas avec les normes genrées.
Il y a pourtant eu des pianistes femmes de très haute volée, c’est incontestable. Clara Schumann, Fanny Mendelssohn, Louise Farrenc et Teresa Carreño étaient des musiciennes phénoménales, mais elles ont dû lutter pour se faire une place sur scène sans se laisser décourager par ceux qui les réduisaient à des bêtes de foire. Et aussi célèbres fussent-elles, dans le milieu de la musique, les femmes étaient toujours, avant tout, « madame » : l’épouse, la fille, l’élève ou la muse de.
[2]Quand le hip-hop flamand passe de l’underground au mainstream
Du reste, l’archétype du virtuose masculin canonisé au XIX e siècle — Franz Liszt en est l’exemple parfait — se répercute encore sur notre époque. Liszt n’était pas un pianiste ordinaire : il incarnait le charisme artistique et la suprématie physique sur l’instrument, il dirigeait l’orchestre et menait son public. Or, cette représentation de la virtuosité n’a rien de neutre. Elle s’accompagne d’un profil physique (mouvements amples des bras, toucher puissant), voire d’une sorte de possession héroïque que les codes culturels considèrent comme « masculins ».
Personne n’ose le dire tout haut, mais les caractéristiques physiques telles que l’envergure des mains, la force musculaire et la stature continuent d’influer sur l’appréciation des prestations, en particulier face à un répertoire exigeant tel que les concertos de Prokofiev, de Brahms ou de Rachmaninov. De grandes mains, de longs bras et une carrure robuste permettent d’atteindre plus facilement un volume sonore impressionnant, ce qui n’est pas négligeable dans le cadre d’un concours. En revanche, si une femme joue sur cette même corde, on lui reprochera souvent d’en faire trop, d’être excentrique ou artificielle. Une autre stratégie consiste à compenser par la finesse, la précision ou des doigtés alternatifs, mais cette subtilité n’est pas toujours appréciée à sa juste valeur. Bref, les femmes évoluent dans un cadre qui n’a jamais été conçu pour elles.
Ni quotas ni faveurs
Qu’une chose soit claire : on ne nous entendra pas demander des places de lauréats symboliques. Imposer un quota est non seulement absurde, c’est aussi insultant. Les musiciennes de premier ordre n’ont pas besoin que le niveau soit adapté, mais que les règles du jeu soient équitables. Le comité organisateur du concours pourrait, par exemple, engager un débat sur ce que l’on entend par « être le meilleur » en 2025. S’il a besoin d’inspiration, qu’il se tourne vers la finaliste Jiaxin Min. Pendant les délibérations du jury, son nom était sur toutes les lèvres — que ce soit parmi les aficionados du concours, les experts ou les médias. Elle était parvenue à toucher tout ce monde grâce à des qualités qui ne figurent pas sur la feuille de notation du jury : une interprétation assurée mais impétueuse, une sensibilité musicale à tout crin et une présence unique. De sa bulle fragile, elle a tenu en haleine toute l’assistance. Non pas parce que son style était différent, mais bien parce qu’il était familier et faisait écho à l’époque actuelle. Comment est-il possible que la candidate qui a le plus séduit le public n’ait pas été récompensée ?
Pour conserver sa pertinence, un concours comme celui-là doit oser se faire le porte-voix de son temps. L’excellence technique est évidemment indispensable. S’il y a une constante à travers les siècles, c’est bien notre fascination pour les génies qui nous font voir l’inconcevable. Mais sans ouverture à un éventail plus large de sensibilités culturelles, un événement de cette envergure perd une partie de son potentiel à créer du lien, à inciter de jeunes candidats à accomplir de grandes choses, à faire souffler un vent de folie sur la musique classique, à attirer de nouveaux publics dans une salle comme Bozar. Car si nous continuons à décerner des prix comme nous le faisons depuis des dizaines d’années, le risque est grand que les nouvelles générations de virtuoses baissent les bras avant même d’avoir foulé la scène. Non parce qu’ils et elles ne pourront pas l’atteindre, mais parce qu’ils et elles refuseront d’être ce genre d’artistes.
[3]Le metal en Flandre: une scène qui s’exporte à l’international
[1] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/a-quoi-ressemble-la-scene-jazz-en-flandre/
[2] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/quand-le-hip-hop-flamand-passe-de-lunderground-au-mainstream/
[3] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/le-metal-en-flandre-une-scene-qui-sexporte-a-linternational/