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« ij », « au » « ui » : aïe aïe aïe ! Les diphtongues du néerlandais de Belgique en voie d’extinction ?

([Culture et Médias] 2024-12-01 (De Morgen))


Sur les chaînes de télévision flamande, on entend de moins en moins prononcer les diphtongues. Le ij , le ui et le au seraient-ils menacés d’extinction ? « Les habitants du Brabant flamand ne les prononcent plus — alors les autres les imitent — pour avoir l’air aussi cool qu’eux. »

Les présentateurs de journaux télévisés, eux, s’échinent pourtant à prononcer les diphtongues correctement. Dans de nombreux autres programmes, il semble en revanche qu’on ait bien abandonné l’affaire. C’est en tout cas le cas de Sven De Leijer, chauffeur de salle devenu animateur télé, qui prononce « jùùst » le titre de son émission « Ik heb het u letterlijk juist gezegd (NdT : Je viens de vous le dire) » . On a beaucoup entendu son collègue Tom Waes expliquer qu’avec sa nouvelle compagne, il avait èèndelijk (eindelijk) trouvé la paix.

Quant à Jeroen Meus — un Cyril Lignac à la flamande — il adore préparer sous vos yeux sa délicieuse tartarsòòs ( pour saus) . Enfin, quand le présentateur de talk-shows James Cooke vous recommande de bien regarder son nouveau programme, il prononce cela kèèken ( et non kijken) . La jeune génération n’échappe pas à cette nouveauté : l’elfe Keelin de l’émission pour enfants De nachtwacht aime offrir à ses invités un verre de frùùtsap (pour fruitsap) , et dans la version flamande des aventures animées des lapins Simon ou Bing, l’existence de la diphtongue semble totalement inconnue.

Cette transformation d’une diphtongue — que l’on prononce en bougeant la mâchoire — en une monophtongue, s’appelle monophtongaison. Comme l’explique Karlien Franco, linguiste à la KU Leuven, ce phénomène récent de monophtongaison prend sa source dans la « tussentaal » brabançonne, cette langue intermédiaire, située entre le néerlandais standard et le dialecte, parlée dans ce cas grosso modo en province d’Anvers et dans le Brabant flamand. Or les chaînes de médias néerlandophones sont précisément implantées dans ces deux provinces, et cette variante du néerlandais de Flandre y est plus aisément admise dans les programmes télévisés de fiction et d’humour. Voilà pourquoi cette monophtongaison parvient si souvent à nos oreilles.

Et c’est contagieux. Même les Flamands qui, chez eux, parlent une langue correcte et prononcent la diphtongue, ont tendance à devenir monophones lorsqu’ils s’adressent à des Brabançons. Karlien Franco s’en amuse : « à l’origine, je suis limbourgeoise. Mais vivant et travaillant dans le Brabant flamand, je succombe moi-même à cette pratique. C’est ce qu’on appelle l’accommodation : adapter son langage à son interlocuteur, pour montrer qu’on l’apprécie ».

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Diverses études montrent qu’en Flandre, le parler brabançon est généralement perçu comme dynamique et cool, ce qu’explique notamment le prestige socio-économique de cette région centrale. « Quand on vient du fin fond d’une province éloignée et qu’on s’adresse à quelqu’un du Brabant, », ajoute Karlien Franco, « il est courant qu’on oublie ses diphtongues, histoire de se montrer aussi cool que lui ».

Ce phénomène d’adaptation se glisse jusque dans le parler familier de tous les jours, cette « tussentaal », ou langue intermédiaire, que près de 80 % de nos voisins du Nord pratiquent au quotidien. Ainsi, les Flamands sont très nombreux à dire gij ou ge au lieu de je , même si ce n’est pas usuel dans leur propre dialecte. Il n’est cependant pas prouvé qu’il en va de même pour la monophtongaison des diphtongues.

Langue intermédiaire



« Ce n’est pas encore prouvé », estime Anne-Sophie Ghyselen, linguiste à l’université de Gand. « La mesure de ce phénomène figure en bonne place dans notre programme de recherche. Nous sommes en effet persuadés que les diphtongues ij , ui et ou disparaissent bien de la tussentaal qui, en effet, semble elle-même se standardiser et créer son propre noyau stable – dont la monophtongaison de ij , ui et ou pourrait parfaitement faire partie ».

Si cette monophtongaison se répand si facilement, ce n’est pas seulement à cause de la « coolitude » des Brabançons, mais aussi, bien souvent, parce que ces diphtongues propres au néerlandais standard sont absentes de la langue vernaculaire d’une bonne partie de la population. En Flandre-Occidentale, par exemple, on dira plus facilement « tied » que « tijd ».

Voilà donc une semence qui tombe sur un sol fertile. N’oublions pas que la diphtongue n’existe pas depuis la nuit des temps : en moyen néerlandais, on disait bien mien et non mijn , et huus plutôt que huis . Au fil de l’histoire, ces phonèmes sont devenus des diphtongues, et selon toute probabilité, cela s’est produit simultanément en Hollande et — ô ironie — dans le Brabant.

[2]Pourquoi les Flamands ont tendance à ne pas saluer les inconnus

Dans les années 1930, la diphtongue s’est frayé un chemin dans le néerlandais standard de Belgique par le biais de la langue — jugée prestigieuse — des élites néerlandaises. « Il faut croire que cette prononciation devait faire autorité dans les années 1930 », explique Anne-Sophie Ghyselen. « À l’époque, mien huus avait probablement une consonance quelque peu rustaude, et les Flamands tenaient à parler comme les gens ‘chic’. Les diphtongues de la langue standard ont donc été calquées sur la prononciation usuelle aux Pays-Bas ».

Mais toute langue évolue. Alors qu’en Flandre, les gens reviennent à la monophtongue, leurs voisins des Pays-Bas accentuent de plus en plus la diphtongue. « C’est d’ailleurs exagéré », entend-on parfois.

« Aux Pays-Bas, on peut désormais entendre blaaif baai maai, ou encore veejl au lieu de veel, et bauëm plutôt que boom . Une dérive qui nous éloigne les uns des autres », commente Anne-Sophie Ghyselen. « Il est vrai que la diphtongue est un son particulièrement instable, susceptible de fortes variations, changeant par nature ».

Langue standard



Se pourrait-il que la Flandre abandonne un jour la diphtongue ? Anne-Sophie Ghyselen ne le croit pas, « ne serait-ce que parce que la langue écrite a un effet conservateur ».

C’est également l’avis de Geertje Slangen, conseillère linguistique à la VRT. Elle note en effet que les personnes qui rejoignent la chaîne publique pratiquent plus qu’avant la monophtongaison. « C’est de plus en plus souvent un point d’attention sur lequel il faut travailler, mais c’est aussi un problème facile à régler rapidement, et que ces personnes tiennent à corriger. Les jeunes attachent une grande importance à maîtriser la diphtongue et le néerlandais standard en général : c’est quelque chose qui a encore de la valeur à leurs yeux. Et ça se voit aussi chez Jeroen Meus et chez Tom Waes : quand ils s’expriment hors caméra, ils ne manquent pas de faire un effort — ce dont je ne peux que me réjouir. »

Non pas qu’une sonorité régionale soit à jamais bannie de notre langue soignée. « Aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni non plus, ce n’est pas un problème », précise Geertje Slangen. « Mais je trouverais dommage que la diphtongue disparaisse. À mes yeux, la monophtongaison ne rend pas la langue plus belle, elle la rend seulement plus négligée. Cela nuit au contenu. »

Conclusion : il faut reconnaître une certaine valeur à la diphtongue. Mais la langue correspondante pourrait bien s’appeler demain « ABT » – pour Algemeen Beschaafde Tussentaal . Il faudra attendre ce qu’en disent les études sociologiques pour savoir si c’est effectivement le cas.

[3]« Néerlandais », « flamand », « hollandais »: quelles différences?



[1] https://daardaar.be/apprenez-le-neerlandais/awel-awel-le-nouveau-site-pour-apprendre-le-neerlandais-en-ligne/

[2] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/pourquoi-les-flamands-ont-tendance-a-ne-pas-saluer-les-inconnus/

[3] https://daardaar.be/rubriques/culture-et-medias/neerlandais-flamand-hollandais-quelles-differences/



As far as the laws of mathematics refer to reality, they are not
certain, and as far as they are certain, they do not refer to reality.
-- Albert Einstein